L’Exil, Çiler İhlan
L’Exil, trad. turc Jean Descat (Sürgün, 2010), 144 pages, 16 €
Ecrivain(s): Çiler İhlan Edition: Galaade éditions
Nul ne contestera, a priori, que la Turquie a depuis quelque temps pris largement place dans l’actualité. En tout cas dans l’actualité politique et stratégique. Pour ce qui est de l’actualité littéraire cela reste un peu plus court. Elle nous offre pourtant à entendre d’autres voix que celles de la politique pour découvrir ce monde que nous connaissons souvent bien peu, même si sa place dans notre propre histoire est loin d’être négligeable. Pour ma part, j’avoue volontiers qu’au delà du classique Yachar Kemal et de la plus proche Asli Erdogan ou de Mine Kirikkanat… C’est donc avec une curiosité toute en éveil que j’ai récemment découvert Nazim Hikmet ou Çiler İhlan que les éditions Galaade nous ont fait découvrir dans la foulée d’un prix européen en 2011 pour L’Exil (Sürgün, qui lui a valu des traductions en espagnol, allemand, italien, danois, roumain…).
L’Exil n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, un livre qui parle d’immigration, de migrants ou d’immigrés. L’exil dont il est question ici est peut-être encore plus terrible, il est celui qui frappe ceux qui ont failli, ou dont d’autres estiment qu’ils ont failli ou trahi. Trahi qui ? Failli à quoi ? A la coutume et à la tradition. A la famille et à son honneur. Comment ? Simplement en étant ce qu’elles sont, ou ce qu’ils sont : petite fille, jeune fille ou femme, poète, handicapé… Un exil qui est souvent le plus simple et le plus radical : celui de la mort plus que celui du bannissement. Les victimes peuvent être jeunes. Très très jeunes. Les exécuteurs aussi. Les femmes sont au premier rang de ces rituels d’un autre monde, car ce sont bien des rituels, avec leurs codes, leurs procédures, leur légitimité. Autant de victimes auxquelles l’auteur va faire don de sa voix, de ses mots. Car les exils dont ils/elles sont victimes sont aussi des exils du langage. Des mots, nul ne leur en accorde. Le silence est leur seule escorte, fermement tenu en laisse par la honte et l’honneur. Quant à la justice, celle qui ne se nourrit pas de conflits d’honneur et de vendetta, celle qui n’est pas vengeance, elle est parfois si lointaine que c’est comme si elle était absente.
Cet Exilest composé de courts textes que l’on peut lire indépendamment, comme des nouvelles, mais qui restent liés entre eux. L’écriture relie alors ce que l’on peut parfois oublier de relier, sans forcément y chercher des explications ou justifications, de la guerre, des violences faites aux femmes, du patriarcat d’un autre âge, de l’espoir qui grandit envers et contre tout, de la compassion des victimes pour certains de leurs bourreaux, de l’impunité des forces dites de l’ordre… Dans ce monde où les guerres qui ne disent pas leur nom, détruisent les villes et chassent les humains, les chiens peuvent se révéler plus humains que bien des humains. Des chiens que l’on ne traite souvent que comme des chiens mais qui peuvent sauver des vies que des humains, emplis de leurs fausses lois, de leur bonne conscience, refusent, nient, piétinent. Aux enfants morts comme à ceux qui s’accrochent à l’espoir d’une vie meilleure, Çiler İhlan sait donner voix, sans afféterie, sans maniérisme mais simplement avec une irréductible humanité.
Un monde de violence raconté, simplement. Mis en voix par (ou pour) les victimes. Des voix qui articulent la réalité, mot à mot, sans se laisser bâillonner, sans complaisance et sans jugement.
Une nuit, mes trois frères ont fait irruption dans ma chambre. J’ai vu que le plus jeune, mon préféré, tenait un câble dans sa main. Avant que j’aie pu dire un mot, il me l’a passé autour du cou et il s’est mis à serrer. En pleurant. L’aîné regardait, impavide. J’étais triste, non parce que j’allais mourir, mais parce que c’était mon frère préféré qu’on avait chargé de la sale besogne. C’était lui qui m’aimait le plus, il prenait toujours ma défense. On l’avait chargé de faire le travail, parce qu’il était le plus jeune. Mon petit frère au grand cœur. Comment pouvait-il trahir ainsi ma confiance ?
L’Exilest le premier titre traduit de Çiler İhlan, née en 1972. Pour autant, il ne s’agit pas d’une première publication, et elle a également publié un recueil de nouvelles, La Chambre des marchands de rêves (Rüya Tacirleri Odası, 2006) – on peut trouver deux des nouvelles du recueil traduites en anglais sur son site internet – et nombre de ses textes ont été publiés dans diverses anthologies. Une traduction française de La Chambre des marchands de rêves serait bienvenue…
Marc Ossorguine
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