L’Etrange Mémoire de Rosa Masur, Vladimir Vertlib
L’Etrange Mémoire de Rosa Masur, février 2016, trad. allemand (Autriche) Carole Fily, 420 pages, 22 €
Ecrivain(s): Vladimir Vertlib Edition: Métailié
L’Etrange Mémoire de Rosa Masur est le quatrième ouvrage publié par l’Autrichien d’adoption Vladimir Vertlib (1966). Malgré le succès rencontré Outre-Rhin, il aura fallu attendre quinze ans pour qu’il soit traduit en français – c’est d’ailleurs le premier ouvrage de Vertlib à connaître ce sort. Etant donné l’accueil plus que favorable réservé à L’Etrange Mémoire de Rosa Masur, récompensé par le prix Adalbert-von-Chamisso (un prix décerné à un ouvrage de langue allemande écrit par un auteur dont ce n’est pas la langue maternelle) et le prix Anton-Wildgans (un prix destiné à encourager de jeunes écrivains autrichiens prometteurs), nul doute que d’autres traductions suivront.
Ce roman débute quasi comme un gag, une farce flaubertienne : dans une petite ville fictionnelle allemande du nom de Gigricht, en vue du nouveau millénaire et en célébration de son (supposé – Vertlib s’en amuse avec délectation vers la fin du roman (se) jouant de la notion de document historique fiable… ou non, ce qui remet en perspective un certain point des faits narrés par Rosa Masur) sept cent cinquantième anniversaire, la municipalité décide de publier un ouvrage, avec l’aide d’un institut d’histoire, un livre destiné à favoriser et montrer l’intégration des étrangers, qui « s’intitulerait Etrange patrie. Une patrie à l’étranger […].
Un membre de chaque communauté établie à Gigricht, représentant tous les autres, y serait présenté par un curriculum vitae détaillé et une description de ses conditions de vie en Allemagne ». Parmi les multiples communautés visées, celle des Juifs russes, « puisque ces dernières années, de nombreuses familles d’ex-Union soviétique étaient venues s’installer à Gigricht ». La collaboration de la personne choisie étant rémunérée (« une indemnité journalière de cinquante marks », plus, à la publication, « une rétribution de cinq mille marks » – ceci se déroule fin des années quatre-vingt-dix, d’où l’absence d’euros), la nonagénaire Rosa Masur décide de se porter candidate, afin de pouvoir offrir à son fils Kostik le voyage à Aix-en-Provence dont il rêve. Pour être sélectionnée, elle présente un document du plus haut intérêt, dont on ne dévoilera pas la teneur puisqu’il gâcherait le plaisir de la lecture, qui impressionne au plus haut point ses interlocuteurs.
A partir de cette sélection, le roman passe de la troisième personne à la première personne, sauf pour quelques brefs chapitres, et le lecteur est confronté au témoignage de Rosa Masur, femme juive qui a traversé l’épopée soviétique, en connaissant l’exaltation originelle et les errements. Nul doute que le Russe d’origine Vertlib règle en quelque sorte ici ses comptes avec son histoire familiale, non pas qu’il y ait exagération, mais qu’il doit y avoir un quelconque effet cathartique à faire parler de la sorte une femme qui a l’âge d’être sa grand-mère – celle-ci ayant probablement connu au moins quelques-unes des situations auxquelles a été confrontée Rosa Masur. D’ailleurs, un avertissement conclut le livre : « Ce roman s’appuie sur des faits historiques en grande partie authentiques. Certains événements et détails ont toutefois été modifiés pour les besoins de la narration ». C’est bien de cela qu’il s’agit : d’une confrontation à l’Histoire, vue au travers d’une femme que rien ne différencie de la masse, si ce n’est qu’elle est juive, et que rien ne prédestine à un sort extraordinaire.
L’histoire de Rosa Masur débute dans un shtelt de Biélorussie, en 1907, dans une famille typiquement juive dont la chronique est racontée, en toute logique puisque cette nonagénaire raconte sa vie, en début de roman ; c’est pour le lecteur une plongée dans un autre monde, un univers lointain, que cette Grande Russie tsariste où l’exclusion n’était pas la règle même si l’antisémitisme était latent : « Je ne fus pas malheureuse durant les premières années de ma vie. Nous nous sentions en sécurité au village aussi longtemps que nos voisins goyim nous laissaient en paix. Les enfants non juifs n’étaient pas tellement différents de nous. Comme nous, ils marchaient pieds nus l’été, parlaient aussi bien le yiddish que le biélorusse, venaient nager ou pêcher avec nous. Nous savions que leurs parents ne nous aimaient pas et qu’eux aussi, un jour, viendraient à nous mépriser parce que nous étions juifs ».
A cette situation, la Révolution d’Octobre, avec le désir d’internationalisme bolchévique, va sembler apporter une solution durable : avant toute chose, camarade – juif, ensuite. Rosa Masur raconte alors les premières années du rêve soviétique, avec un certain humour décalé qui parcourt l’ensemble du roman, l’empêchant de sombrer dans le tragique : « Le quotidien est calme, les gens les plus intéressants, on les rencontre dans la queue devant chez le boucher. Quelles conversations j’ai pu avoir là-bas ! Quelle merveilleuse invention, l’économie de pénurie. A quel moment a-t-on du temps à se consacrer les uns aux autres si ce n’est dans une file d’attente qui avance en rampant comme un serpent, perd la tête, se reforme d’elle-même jusqu’à ce que la porte du magasin se referme avec fracas ? »
Mais juive, Rosa Masur n’a pu suivre le cursus académique qui l’intéressait, et s’est retrouvée traductrice de l’allemand (des textes idéologiquement corrects, cela va sans dire) quasi par défaut – ce fait, qui n’a guère d’incidence sur son histoire en Russie, explique pourquoi une vieille migrante russe peut s’exprimer en un allemand parfait, ce qui montre l’intelligence narrative de Vertlib. Elle se dévoue pourtant à son travail et à sa famille, dans cette ville de Leningrad où elle vit désormais. Au moment où éclate la guerre, sa vie ne change guère : elle assiste de loin aux événements, jusqu’au revirement d’Hitler, trahissant le pacte germano-soviétique, qui va mener entre autres au terrible siège de Leningrad durant l’hiver glacial de 1941. Dans ces pages, dans ces chapitres, Vertlib montre toute l’étendue de son art : comment faire comprendre, faire ressentir la souffrance de toute une ville au travers d’un personnage unique sans accumuler sur la tête de celui-ci toutes les avanies du sort ? L’auteur y arrive parfaitement, tout simplement en faisant croiser à Rosa Masur d’autres personnages d’une façon tout à fait naturelle, qui permettent d’embrasser l’ensemble du panorama historique – ou presque.
Cette méthode prévaut aussi pour la suite du roman, celle où éclate l’antisémitisme d’état soviétique. Il n’est alors plus question de pogroms (il en fut question, mais de loin, au début du roman), mais bien d’une persécution étatique organisée, imposant par exemple des quotas d’étudiants juifs dans les universités et autres instituts techniques ; du coup, le fils de Rosa Masur est empêché malgré ses bons résultats aux tests d’admission de poursuivre les études qui l’intéressent et pour lesquelles il est doué. Commence alors pour sa mère un long parcours du combattant, de la requérante, qui va démarcher d’innombrables personnages haut placés pour que justice soit rendue à son fils, et sera de la sorte confrontée tant à l’hypocrisie qu’au cynisme, le tout institutionnalisé. Mais cela ira encore plus loin, dans une Russie voulue par Staline forte et unique : La campagne de harcèlement contre les « sionistes », la « racaille apatride » et les « cosmopolites » prit de l’ampleur. On n’en était pas encore arrivé au point de parler d’un « complot juif international », mais il n’y en aurait plus pour longtemps – tous nos amis juifs et nous-mêmes en étions persuadés – avant que le régime ne se dépouille de son internationalisme de façade.
Ce seront ensuite les « assassins en blouse blanche », ces médecins accusés par le paranoïaque Staline de vouloir attenter à sa vie, et toutes les brimades et persécutions qui s’ensuivirent et que vécut Rosa Masur, la crainte au ventre que sa famille soit la prochaine atteinte par les purges antisémites.
Tout cela est donc raconté du point de vue d’une femme juive intelligente et sensible, qui parviendra à forcer le sort – mais ce serait dévoiler trop qu’indiquer comment. C’est toute la puissance de ce roman, même si on peut regretter deux choses : la première est que l’histoire de Rosa Masur s’interrompt quasi à la mort de Staline – quid du sort des Juifs et de l’Union soviétique par la suite ? La seconde est la fin, en forme de happy end grotesque – mais qui répond bien, comme en miroir, aux bonnes intentions outrées de la municipalité de Gigricht. Ces deux bémols à part, L’Etrange Mémoire de Rosa Masur est un roman solide, à la narration très bien construite, qui, par la vertu de ce témoignage individuel, parvient à faire pénétrer pleinement une période historique, et l’antisémitisme qui l’a accompagnée ; ce n’est pas un mince compliment.
Didier Smal
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