L’églantine et le muguet, Danièle Sallenave
L’églantine et le muguet, Danièle Sallenave, Gallimard, mars 2018, 544 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Danièle Sallenave Edition: Gallimard
Romancière, essayiste, traductrice de l’italien, ethnographe et mémorialiste des vies proches et ordinaires (Un printemps froid ; La vie fantôme ; Passages de l’est ; D’amour), Sallenave poursuit son travail de géologue et d’historienne des terres qu’elle connaît bien. Sa méthode éprouvée – fouiller les strates d’une culture, qu’elle soit antique (Rome) ou contemporaine (Nous, on n’aime pas lire) –, réussit à éclairer des pans entiers d’une province qu’elle comprend bien, l’Anjou, elle native d’Angers, qu’aujourd’hui, mis à part ses lisières, le département de Maine-et-Loire occupe.
Début 2017, Danièle Sallenave entreprend en voiture ses multiples traversées de ce département natal en quête de savoirs et d’éclairages. Cette terre des contrastes, des contradictions, tissée d’histoire révolutionnaire, écartelée entre communautés et intérêts bien étrangers les uns aux autres, a vécu les tragiques événements des Vendéens, des Chouans, entre 1793 et 1795.
Terre des très riches, négociants, entrepreneurs, aristocrates ; terre des exclus, des « ardoisiers » ; d’un côté, l’église cossue, au bénéfice des nantis ; de l’autre, des terres ouvertement revendicatrices dans l’esprit révolutionnaire. Le Maine-et-Loire, chevillé à ses contrastes, répartis en sous-régions, illustre à la perfection les déchirements idéologiques que la France va subir de la Révolution à la Loi Combes (séparation église/état) et bien au-delà : ce que notre auteure s’engage à illustrer, à analyser. Comme chez Proust, Sallenave voit « des côtés » : il y a les Mauges et ses châteaux ; il y a Trélazé, les fabriques, les « ardoisières ». La société tranchée dans le gras du social et des origines. Les familles aristocratiques abondent et un décodage historique montre assez aisément qu’elles se retrouvent sans cesse aux commandes d’un état devenu colonialiste, à la tête d’une église des possédants et d’une idéologie qui ira jusqu’à fleureter avec Vichy.
À circuler de long en large au travers de « ses » terres angevines, Sallenave conjoint les analyses, les intuitions, les vérifie, sort les documents, lance des ponts de réflexion : et l’histoire s’éclaire. Bien sûr, les Vendéens, dans leur déni de la révolution, ont tenté de sauvegarder les avantages et de combattre par tous les moyens les avancées de la République laïque. C’est le grand combat de l’essayiste, née dans un milieu d’instituteurs de l’esprit républicain, venus un jour s’installer à Savennières pour y enseigner, de vouloir contrebalancer ces prises de pouvoir et de position antirépublicaines.
Pas d’esprit revanchard chez Sallenave : elle décode l’histoire, les soubassements d’une terre, tissée de culture, d’histoire et de religion. Elle n’évacue pas trop facilement les excès des uns et des autres ; elle sait trop bien que le point de vue, pour être juste, doit affronter et les contradictions et les faiblesses et les tentations d’explications sommaires. Non, il faut rappeler ce que cette terre a porté, germes, reculs, rejets, avancées, et, parfois, il y a des liens insoupçonnés entre des faits très éloignés dans le temps. Aussi Sallenave s’empresse de les garder au chaud de notre mémoire : le rejet des Algériens s’explique aussi, bien avant cette sale guerre de 1954-1962, par l’histoire colonialiste des années 1830.
Ainsi, jetant, par-delà les générations, par-delà les terres, Sallenave sauve de l’oubli cette églantine, symbole des ouvriers, un jour remplacée, aux sombres temps de Vichy, par le fameux muguet qu’on continue de fêter.
Sauver l’églantine, cette fleur de la « Fête du Travail » et tous ceux qui la brandirent à Trélazé et ailleurs pour défendre des droits à une époque où l’on fauchait les manifestants comme blé (Fourmies, ailleurs, en est, dans ces années 1890, un autre exemple).
Toujours, chez l’auteure, le souci d’inscrire, grâce aux figures de ses parents instituteurs éclairés, la mémoire du temps et des proches, puisque nous sommes tissés, indéfectiblement, de ces années de combats, de labeurs, de pensées.
C’est un ouvrage fortement pensé, au double sens d’une réflexion qui entrecroise les données historiques, sociales, culturelles, rituelles, familiales, et d’un journal de bord ardemment défendu, construit, journée de découverte après l’autre.
Le mot « ancêtres » chez elle résonne d’une étonnante manière : « Mes ancêtres, ce sont tous ceux dont aucun n’eut le pouvoir de changer sa vie ».
Les réseaux de pouvoir, efficients, étaient ailleurs, dans les châteaux, dans ces familles aux particules (de Maillé, La Tour Landry, Gramont, Quatrebarbes, Bourmont…). Là, se retrouvèrent les futurs évêques, généraux, colonialistes d’Algérie etc.
L’auteure est passée par les terres, par l’histoire : elle a prélevé les lieux de mémoire, des massacres, des victoires vendéennes, des défaites républicaines ; elle rend hommage aux syndicats ardoisiers, à la figure de Ludovic Ménard ; elle exalte la mission de la république : instruire les communautés ensemble.
Le professeur que Sallenave fut à Nanterre dépiaute les airs populaires des années trente, pétris de colonialisme, engraissés de racisme, et de mépris pour les métèques chers à Moustaki.
Sallenave a vécu à Savennières jusqu’en 1957. Elle avait dix-sept ans. C’est là que, soixante ans plus tard, elle s’est posée « pour ses explorations » de « sa » province angevine.
Aux qualités d’écriture, minutieuse, féconde, imaginative tout en étant très réaliste, s’ajoutent les vertus d’un regard ouvert à l’autre, quel qu’il soit : penser reste un combat, et penser juste, large, vrai, une mission.
Un grand livre.
Philippe Leuckx
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