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L’Écriture de l’innommable, Yves-Michel Ergal

Ecrit par Matthieu Gosztola 10.01.15 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Editions Honoré Champion

L’Écriture de l’innommable, mai 2014, 208 pages, 40 €

Ecrivain(s): Yves-Michel Ergal Edition: Editions Honoré Champion

L’Écriture de l’innommable, Yves-Michel Ergal

 

Michael Bishop proposait récemment dans Poezibao cette très belle définition de l’écriture : « Ecrire, c’est aller vers l’autre, creuser profond dans les ressources du moi pour, au cœur d’un effacement, réaliser un accès moins illusoire que symbolique, virtuellement vivable, à la face secrète de ce que l’on est, et, ainsi, la restitution précaire mais sentie d’une plénitude purement psychique, d’une beauté spirituelle que parviennent à filtrer quelques mots sur une page autrement blanche et vide ».

Seulement, écrire, ce n’est pas toujours ça. Loin s’en faut. Il y a « l’écriture de la modernité », telle que la théorise Yves-Michel Ergal. Quels sont les représentants les plus emblématiques de cette forme d’écriture ? Dickens, Balzac, Melville, Dostoïevski, ou encore Conrad, Proust, Joyce, Kafka, Beckett. Et ceci parce que ces auteurs parviennent à puiser « leur force de création dans les régions obscures de l’innommable, mettant en place une poétique de l’interdit liée à la violence, à la sexualité, à la folie, à la haine, au crime et au châtiment ».

Cependant, l’écriture de la modernité n’est pas uniquement appelée « écriture de l’innommable » par Yves-Michel Ergal parce que les auteurs qui tout à la fois assoient et mettent à mal cette écriture donnent voix aux tressautements de l’obscur dans la psyché humaine continûment – et douloureusement – en proie à ses chimères.

La naissance de l’écriture de l’innommable correspond également – et surtout – à un « basculement de la littérature dans la notion d’écriture. De l’idée d’un personnage au centre du texte, nous passons à celle d’une voix, où le texte finit par devenir son propre sujet. C’est en ce sens que nous assistons à une révolution romanesque : le roman acquiert sa propre autonomie, il existe avant tout pour poser la question de l’écriture ».

Aussi, quoi de plus moderne que l’écriture de l’innommable ? Mais un tel constat, dans ce qu’il a de véridique et de hâtif, nous fait oublier les liens qui existent pourtant entre l’écriture de l’innommable et le romantisme – liens que fait affleurer Yves-Michel Ergal. D’aucuns trouveront cela paradoxal. En réalité, romantisme et innommable sont indissociablement liés « dans la mesure où le destin d’une certaine littérature, celle des plus grands romanciers européens, suit, à partir de la fin du XVIIIe siècle, l’histoire culturelle et politique de l’Allemagne : berceau d’un humanisme sauvegardé des abîmes de la Révolution française, terre d’élection d’un roman affranchi de toute règle et contenant une immense force créatrice au service d’une littérature nouvelle, le romanesque romantique ne cesse de se former et de se déformer jusqu’à ce qu’il sombre définitivement dans l’horreur du nazisme, réduisant alors ses derniers filets à n’être plus que les témoins d’une littérature devenue innommable. Toutefois, l’écriture de l’innommable, sauvée des ruines de la littérature romanesque, a empêché que la parole humaine ne s’éteigne ».

Et si le lecteur se demande pourquoi Yves-Michel Ergal a opté pour l’appellation « littérature de l’innommable », la réponse est simple, et tient à Beckett. En 1949, Samuel Beckett rédigeL’Innommable, dernier volet de sa trilogie romanesque, après Molloy et Malone meurt. L’écrivain irlandais exilé à Paris croit sans doute en avoir fini une fois pour toutes avec le romanesque, même s’il reviendra au roman en 1961 avec Comment c’est, avant d’écrire des textes de plus en plus courts, oscillant « entre le presque rien de la parole, et le silence ».

Le plus beau chapitre de cet essai engagé concerne Kafka.

Ce qui nous amène à retrouver dans notre mémoire des morceaux de texte que nous croyions déchiquetés. Des phrases que nous pensions confiées aux bourrasques de l’oubli ; ramenées à l’insignifiance. Il faut ici souligner que notre mémoire s’était nourrie de la traduction de Marthe Robert.

 

Une cage allait à la recherche d’un oiseau.

Sa réponse, quand on affirmait qu’il possédait peut-être, mais n’était pas, n’était que tremblement et battements de cœur.

Théoriquement, il existe une possibilité de bonheur parfait : croire à ce qu’il y a d’indestructible en soi et ne pas s’efforcer de l’atteindre.

Tout homme porte une chambre en lui. C’est un fait qui peut même se vérifier à l’oreille. Quand un homme marche vite et que l’on écoute attentivement, la nuit peut-être, tout étant silencieux alentour, on entend par exemple le brimbalement d’une glace qui n’est pas bien fixée au mur.

Elle courait le long de la route, je ne la voyais pas, je remarquais seulement sa façon de se balancer en courant, de laisser voler son voile, de lever le pied, j’étais assis au bord du champ et contemplais l’eau du petit ruisseau. Elle courait à travers les villages, des enfants étaient aux portes, ils la regardaient venir et la suivaient des yeux (« Rêve inviolable »).

Elle dort. Je ne la réveille pas. Pourquoi ne la réveilles-tu pas ? C’est mon malheur et mon bonheur. Je suis malheureux de ne pas pouvoir la réveiller, de ne pas pouvoir poser le pied sur le seuil brûlant de sa maison, de ne pas connaître le chemin de sa maison, de ne pas savoir de quel côté se trouve le chemin, de m’éloigner de plus en plus d’elle, inerte, comme la feuille dans le vent d’automne s’éloigne de son arbre, et puis encore : je n’ai jamais été sur cet arbre, feuille dans le vent d’automne, mais feuille d’aucun arbre. Je suis heureux de ne pas pouvoir la réveiller. Que ferais-je si elle se dressait, si elle se levait de sa couche, si je me levais de ma couche, le lion de sa couche, et que mon hurlement forçât mon oreille anxieuse.

 

Matthieu Gosztola

 


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A propos de l'écrivain

Yves-Michel Ergal

 

Yves-Michel Ergal, maître de conférences en littérature générale et comparée à l’Université de Strasbourg, habilité à diriger des recherches, est l’auteur d’un essai sur Proust et Joyce, « Je » devient écrivain (1996), d’une étude sur Sodome et Gomorrhe, l’Écriture de l’innommable (2000), et d’une biographie de Marcel Proust (2010). Il a également édité, de Marcel Proust, la préface, traduction et notes à La Bible d’Amiens de John Ruskin, aux éditions Bartillat (2007).

 


A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com