L’art et son miroir, Hubert Haddad (par Charles Duttine)
L’art et son miroir / Hubert Haddad / Editions Zulma Essais / 624 pages / 26,50€ / Octobre 2023
Ecrivain(s): Hubert Haddad Edition: Zulma
Effets de miroirs
D’emblée, l’ouvrage de Hubert Haddad « L’art et son miroir » nous conduit à l’essentiel, le premier texte s’intitulant « Sans préambule ». Pas de fioritures, ni de préliminaires, donc, il faut aller au cœur de l’œuvre d’art. Ce qui frappe en premier lieu, selon lui, c’est la profusion des œuvres, celles des musées où se célèbre une « grand-messe ininterrompue », celles des collectionneurs dont la quête a « quelque chose de pathétique », celles encore d’Internet « encyclopédie dédalique » où la moindre œuvre est répertoriée et à portée de clic. Que penser de toute cette profusion ? Est-ce un « sanctuaire déconsacré » selon l’antienne malrucienne, une « divine brocantaille », ou encore un ensemble de « butins de guerre, contrebandes royales, pillage des colonialisme, potlatchs diplomatiques » ? Derrière toute cette corne d’abondance qui dégueule de partout, il y a le geste créateur sur lequel s’interroge Hubert Haddad.
L’art, « cette façon souveraine de questionner le monde » Hubert Haddad en parle avec des accents quasi rimbaldiens. L’artiste, écrit-il, « se déplace innocemment dans la jungle du visible » ; il ouvre « les portes de la perception à l’infinité sensible du monde ». Il provoque des « surprises », des « surgissements », des découvertes. C’est un « artisan mystique », « une singularité prométhéenne ». Autant dire, en reprenant les mots du magicien de Charleville, qu’il possède tous les paysages possibles, qu’il note l’inexprimable, les silences, les nuits et se présente comme le suprême Savant. Créer, surtout peindre devient alors « un acte fondateur », une aventure faite de « fascination » et « d’angoisse », de « contemplation » et « d’exaltation ». Démarche labyrinthique où l’on peut se perdre.
Et Hubert Haddad, de souligner l’importance du portrait où tel Narcisse, devant ces miroirs de l’art, nous contemplons avec étonnement l’infinie variété des visages. Ces visages, « vrai(s) paysages(s) de l’abîme », qui sont faits de singularité mais également d’universalité, de fugacité et d’éternité, et où s’inventent toutes les formes possibles de l’humanité. Il y est question de soi et des autres, non pas de nombrilisme mais d’ouverture et de réflexion, au sens optique du terme.
D’une manière presque didactique, l’ouvrage de Hubert Haddad se présente sous la forme d’un abécédaire où il évoque surtout des peintres. On va de A comme Josef Albers à Z comme Zurbarán en passant par des créateurs incontournables comme Francis Bacon, Picasso, Jean Bazaine et d’autres plus confidentiels comme Bernard Requichot ou les photographes Francesco Gattoni et David Harali. Ce n’est pas un livre classique sur la peinture, ni une approche universitaire même si l’immense culture de Hubert Haddad éclate de partout. Son livre est plutôt un opéra fabuleux où l’accent est mis sur le parcours et la quête de chaque artiste. La volonté de Hubert Haddad est d’aller vers le point cardinal de chaque œuvre, de ramasser en des formules choisies ce qui fait le caractère singulier de tel ou tel créateur. Des peintres principalement, on l’a dit, ceux qui ont cherché à saisir le visible, à capter l’être des choses et des paysages, ou encore à ouvrir « des fenêtres sur la palpitation des jours ».
Impossible évidemment de rendre compte de tout ce parcours. A titre d’exemple, on retiendra ces quelques mots. Sur Frida Kahlo, cette artiste capable d’une « empathie viscérale des grands blessés » et dont « le codex déploie les étapes d’une immolation ». Klee qui fut « peintre avec un cœur de musicien » et qui assemble les formes géométriques, cercles, triangles, carrés « comme les notes d’une fugue ». Sisley, le peintre de la Seine, ce fleuve « couleur d’ardoise » dont il cherche à capter « le papillonnement de la lumière sur l’eau vive avant de s’étendre à toute chose, comme si le monde n’était que la réfraction du fleuve ». Emil Nolde, ce « contemplatif contrarié qui violenta ses figures par dépit métaphysique ». Les Delaunay, Sonia et Robert, « étrange artiste janusien : une seule tête à quatre yeux, deux cœurs certes et quatre mains » et pour lesquels « tout est lumière ».
On ajoutera que ce livre reste certainement très personnel pour Hubert Haddad, une sorte de miroir de lui-même. Non seulement on sent par la verve qui est la sienne, la passion (le terme est faible) qu’il entretient pour le geste pictural, une fascination qu’on devine inquiète et incandescente. Mais encore, le livre se termine « en guise d’épilogue » par une évocation de son frère défunt Michel Haddad, peintre également, qui fut animé d’une quête insistante, prenante, exigeante, fébrile devant le réel et sa violente présence.
Parcourir ce livre revient à déployer l'éventail des multiples ambitions esthétiques. Bien entendu, certains artistes ont été laissés de côté ; il eût été impossible de rendre compte de tous ceux qu'on souhaiterait voir dans ce parcours. "Une vie suffirait à peine pour rendre justice aux absents" écrit Hubert Haddad. En tout cas, le grand mérite de ce livre est d'offrir un voyage éclairant et pénétrant. Comme avec un ami qui vous accompagne au milieu des cimaises, on s’arrête parfois un moment devant une œuvre. Une station qui peut durer un long moment et l’on devise. En suivant ce livre, c’est à un semblable dialogue que l’on a à faire, on entend une voix, on découvre le regard lumineux de Hubert Haddad, un propos convaincant, chaleureux, étincelant de finesse et de justesse.
Charles Duttine
Auteur d’une œuvre considérable, Hubert Haddad nous implique magnifiquement dans son engagement d’intellectuel et d’artiste, avec des titres comme Palestine (Prix Renaudot Poche, Prix des cinq continents de la Francophonie), Le Peintre d’éventail, Un monstre et un chaos, ou les deux volumes du Nouveau Magasin d’écriture. Il a reçu le Grand Prix SGDL de littérature pour l’ensemble de son œuvre. Hubert Haddad est aussi le créateur et rédacteur en chef de la revue Apulée.
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