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L'Arbre aux secrets -3

Ecrit par Ivanne Rialland 23.02.11 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

L'Arbre aux secrets -3

CHAPITRE III


Quand elle rentra à la maison, sa mère était levée et l’attendait, inquiète et passablement en colère :

— Où étais-tu passée ? Il est 14 h ! Tu ne peux pas partir comme ça sans me prévenir ! Tu n’as même pas déjeuné ! Franchement, Rose, qu’est-ce qui t’est passé par la tête !

Rose était indignée et avait bien envie de lui retourner la question, mais elle se tut, en voyant les cernes violets sous les yeux de sa mère et son air triste. Elle s’excusa. Elle dit qu’elle ne le referait plus. Et elle s’installa à la table de la cuisine où sa mère lui servit à déjeuner.

Durant l’après-midi, sa mère resta mélancolique, mais elle lut, elle regarda un peu la télévision, elle sortit un moment dans le jardin. La crise semblait passée. Au dîner, elle proposa même à Rose de partir quelques jours au bord de la mer.

— Ce sera un peu difficile, financièrement, mais on devrait pouvoir se le permettre. Le dernier livre que j’ai illustré a eu pas mal de succès, je peux prendre un peu de vacances.

Rose se coucha presque rassurée. Mais dans la nuit, elle se réveilla en sueur. Elle avait rêvé qu’elle était dans la forêt, au crépuscule, sur un sentier qu’elle ne connaissait pas. Et soudain, elle se rendait compte qu’elle était perdue. Affolée, elle se mettait à courir, à appeler, mais la nuit tombait et il n’y avait personne. Elle s’arrêtait, essoufflée, paralysée par la peur, et alors elle voyait sortir, lentement, très lentement, le renard du fourré. Sa fourrure rousse brillait dans les derniers rayons du soleil couchant qui rasaient les feuilles mortes, elle voyait de la bave couler, goutte à goutte, sur le sol, la bave qui coulait de la gueule rouge du renard, entrouverte, la bave recouvrant les crocs et faisant luire la langue.

Rose se mettait à courir sur le sentier, trébuchant sur les racines, glissant sur les feuilles humides, sans oser se retourner pour voir si le renard s’était lancé à sa poursuite, elle courait, courait, et pendant ce temps la nuit devenait noire, de plus en plus noire. Jetant enfin un coup d’œil par-dessus son épaule, elle crut voir les yeux rougeoyants du renard derrière elle, et elle courut de plus belle.

Peu à peu, elle ralentit et se retourna complètement. Ce n’étaient pas des yeux mais une lumière qui se reflétait dans une flaque. Elle retourna sur ses pas, s’approcha, et vit sur sa gauche, à moitié dissimulée par les arbres, une maison aux fenêtres éclairées. Elle pénétra dans les fourrés, accrochant ses vêtements aux ronces. C’était bien une maison, une petite maison de briques, perdue au beau milieu de la forêt. Elle avait envie de frapper à la porte, de demander de l’aide, mais la maison, en même temps, lui faisait peur. Elle avança prudemment, pas à pas, en tâchant de ne pas faire de bruit. Là, soudain, elle vit à la fenêtre le visage très blanc de Victor qui regardait juste dans sa direction et lui faisait signe d’approcher. Elle eut un mouvement de recul, et Victor se mit à frapper doucement sur la vitre, toc, toc, toc…

Toc… toc… toc…

Rose s’était réveillée et elle l’entendait toujours.

Toc… toc… toc…

C’étaient des pas, au-dessus d’elle, dans le grenier. Les pas s’arrêtaient, puis reprenaient. Encore effrayée par son cauchemar, Rose se recroquevilla sous ses couvertures, puis, n’y tenant plus, enfila sa robe de chambre et se rendit dans la chambre de sa mère. Personne dans le lit. Ce n’était pas Victor qui marchait dans le grenier, comme elle l’avait d’abord bizarrement pensé, c’était sa mère. Mais ça ne la tranquillisait pas vraiment, au contraire.

Elle monta à pas de loup l’escalier du grenier, poussa la petite barrière et vit alors sa mère, en pyjama, immobile devant la fenêtre, le visage éclairé par la lune. Comme il paraissait pâle sous cette lumière ! Elle lissait les rides de la bouche et des paupières et sa mère, sous ses cheveux détachés, paraissait très jeune, le visage grave comme une enfant abandonnée qui attend quelqu’un, quelque chose. Le cœur de Rose était serré. Elle n’osait pas s’approcher, prendre sa mère par la main, la serrer contre elle. C’était une tristesse trop profonde. Alors elle redescendit l’escalier et, dans son lit, attendit les yeux grand ouverts dans l’obscurité que sa mère aille se recoucher.

 


CHAPITRE IV

 


Elle s’endormit très tard, sans avoir entendu les pas de sa mère dans l’escalier ni le bruit de la porte de la chambre qui se refermait. Et quand elle se leva, au matin, à peine avait-elle jeté un coup d’œil dans la chambre de sa mère qu’elle comprit que son état ne s’était pas amélioré. Elle ouvrit les rideaux, l’embrassa, lui caressa les cheveux et la laissa à son rêve éveillé. Elle descendit à la cuisine, en se demandant si l’odeur familière du café ne pourrait pas la faire revenir à elle.

En passant devant la porte ouverte du salon, son œil fut attiré par une tache vive, sur la table basse. Elle pensa alors à ce dernier livre que sa mère avait illustré. D’ordinaire, elle lui montrait son travail, commentant ses esquisses, lui demandant son avis. La fin d’un livre était toujours une fête, sa mère la prenant sur ses genoux et lui lisant l’histoire tandis que Rose contemplait les dessins, les beaux dessins aux couleurs vives et fraîches, au trait arrondi, en quoi elle reconnaissait le caractère et les rêves de sa mère.

Elle alla jusqu’à la table, prit le livre et l’emmena à la cuisine. Elle le posa sur le buffet, reculant le moment de le regarder.

Elle alluma la cafetière et fit une pâte à gaufres, puis, pendant que la pâte reposait, saisit enfin le livre. C’était encore une maquette, avec le texte imprimé à part, et dans une pochette, une liasse de feuille de canson avec écrit à la main l’endroit où le dessin devait s’insérer dans l’histoire. Celle-ci était assez courte, apparemment destinée à de jeunes enfants. Elle était intitulée : Le Royaume perdu. C’était une histoire plutôt banale : un petit garçon, Georges, s’égarait dans la forêt, il rencontrait un elfe qui lui faisait découvrir son royaume merveilleux. Finalement Georges se réveillait de son rêve mais découvrait, posé sur l’oreiller, un petit bonnet vert d’elfe dont on lui avait fait cadeau dans le royaume perdu.

Sa mère avait déjà illustré un grand nombre d’histoires semblables, et son talent était justement de donner chaque fois à ces histoires toutes pareilles une touche d’originalité, une atmosphère bien particulière qui donnait à croire que sa mère avait visité tous ces royaumes et avait gardé en mémoire les couleurs, les odeurs et même la qualité de l’air propres à chacun d’eux. Cette fois-là, les premières planches montraient un petit garçon au teint frais constellé de taches de rousseur, au petit nez en l’air, à la mine mi-rêveuse, mi-espiègle, qui s’engageait sur un sentier recouvert de feuilles de toutes les couleurs de l’automne. Mais peu à peu les couleurs pimpantes s’assombrissaient, l’expression de Georges devenait triste, inquiète, et l’elfe qui surgissait au détour du chemin avait le sourire moqueur de Victor et sa peau pâle.

Sa mère abandonnait alors l’aquarelle pour dessiner le royaume à la sanguine et à l’encre de chine, faisant du château merveilleux une demeure sinistre emplie de petits êtres mélancoliques, d’animaux squelettiques et de grandes ombres terrifiantes et grotesques. Et puis, après une planche visiblement inachevée, une série de dessins à l’encre de chine, répétant inlassablement une silhouette d’arbre qui ressemblait à s’y méprendre à l’arbre creux de la clairière. En les regardant de plus près, Rose s’aperçut qu’il y avait d’insensibles modifications entre chaque dessin, qui donnait peu à peu à l’arbre une sorte de visage menaçant, avec une espèce de bouche, grand ouverte, dans laquelle on voyait, sur le dernier dessin, deux yeux effrayés et un sourire moqueur, le visage de Victor.

Rose referma brusquement la pochette à dessin. Ce livre n’avait pas pu être publié, quoi que sa mère ait dit. Elle se demandait si sa mère avait montré à quiconque ces dessins et si oui, si on lui donnerait à nouveau une histoire à illustrer. Ces dessins n’avaient aucun rapport avec l’histoire, ils racontaient autre chose, quelque chose de triste et d’effrayant qui venait, Rose le comprenait, du plus profond de l’enfance de sa mère, quelque chose qui était remonté à la surface à force de dessiner d’autres enfants, des enfants de fiction, des enfants heureux qui découvraient des royaumes merveilleux. Des enfants qui n’avaient rien à voir avec les vrais enfants, avec ce qu’ils vivaient. C’étaient des histoires que les parents achetaient pour se rassurer, pour oublier le royaume peint à la sanguine et à l’encre qu’ils avaient entr’aperçus, enfants, et qui revivaient parfois dans leurs rêves. Sa mère, à force de vouloir l’oublier, s’était perdue dans ce royaume venu à pas de loup dans la nuit et qui, peu à peu, dominait ses jours.
Rose se demandait ce qui s’était passé autrefois, dans l’enfance de sa mère.

Elle fit cuire les gaufres, tout en réfléchissant intensément. Il fallait qu’elle fasse parler sa mère, mais sans la brusquer, sinon elle risquait bien de rester pour de bon dans son sommeil éveillé, enfermée dans le royaume perdu. Elle resterait aujourd’hui à la maison et attendrait le moment propice.

Elle mit un grand bol de café et deux gaufres abondamment saupoudrées de sucre glace sur un plateau et monta l’escalier. Elle frappa à petits coups à la porte de sa mère et entra. Sa mère était éveillée et l’accueillit avec un faible sourire :

— J’ai senti l’odeur du café et des gaufres ! Quelle bonne surprise.

Elle paraissait toujours triste, et grignota ses gaufres du bout des lèvres, mais elle était réveillée, elle parlait, et Rose s’accrochait de toutes ses forces à cette idée, en tâchant d’être gaie et de ne pas montrer son inquiétude.

— Petite maman, si on restait ici toutes les deux ? On ferait une tarte, on chanterait des chansons. Comme quand j’étais petite. Ce serait de vraies vacances, bien mieux que si on était à la mer.

— Qu’est-ce que tu mijotes ?

 Mais sa mère disait cela en riant, et Rose voyait qu’elle cherchait elle aussi à être gaie, à sortir de sa tristesse pour ne pas lui faire de peine.

— Il y a déjà des cerises mûres sur le cerisier du jardin. Tu pourrais en cueillir pendant que je m’habille ?

Ordinairement, Rose n’avait pas le droit de cueillir seule les cerises : le cerisier avait les branches cassantes et sa mère craignait qu’elle tombe en utilisant l’échelle. Rose, cette fois-là, promit spontanément de faire très attention et de bien appuyer le haut de l’échelle sur le tronc, et non sur les branches. Elle promit de ne pas trop se pencher pour attraper les cerises éloignées de l’échelle. Sa mère semblait ne l’écouter que d’une oreille distraite, et elle se demanda si tout cela n’était pas un prétexte pour l’éloigner et s’absorber de nouveau dans son rêve, ou ses souvenirs, ces images qui la fascinaient tant et que Rose devinait à présent grâce aux illustrations du livre. Elle prit cependant le panier d’osier rond dans le placard à côté de l’entrée, l’échelle dans l’appentis à côté de la porte, et se dirigea vers le cerisier.

Elle cueillit juste ce qu’il fallait pour faire une tarte et revint en hâte vers la maison. À sa grande surprise, sa mère, habillée, coiffée, et même légèrement maquillée, l’attendait dans la cuisine et avait déjà disposé dans le moule un rouleau de pâte brisée prête à l’emploi qu’elle piquait à petits coups de fourchette. Le four chauffait. Rose s’assit à côté de sa mère pour équeuter et dénoyauter les cerises lavées que Rose eut ensuite le droit de répartir sur la pâte en une jolie spirale de demi-cerises bien serrées et de saupoudrer de sucre.

Pendant que la tarte cuisait, Rose et sa mère restèrent assises à la table de la cuisine, sa mère trempant distraitement un sachet de thé dans une tasse d’eau chaude, Rose se creusant la tâte pour trouver comment faire parler sa mère des illustrations qu’elle avait trouvées. Aucune idée ne lui venant, elle se résolut finalement pour une approche frontale.

— J’ai regardé les illustrations de ton dernier livre. Elles me plaisent beaucoup, mais elles sont un peu sombres, non ?

— Tu trouves ?

— Et je n’ai pas bien compris le rapport avec l’histoire…

— C’est pourtant tout à fait ça, tu as dû lire trop vite. J’avoue que je suis un peu déçue, d’habitude tu es toujours la première à apprécier mon travail. Mais peut-être qu’en grandissant, tes goûts changent.

— Tu as raison, c’est peut-être ça. Mais si tu me racontais l’histoire à ta façon, je comprendrais mieux le point de vue que tu as adopté.

— C’est très simple.

Et sa mère lui raconta une histoire qui ne ressemblait pas, mais pas du tout à celle du petit Georges dans le royaume perdu, mais bien plus à Liseron, cette histoire que sa mère, Rose en était sûre, avait inventée, mais sans vraiment se rendre compte de ce qu’elle disait d’elle-même, de ce qu’elle trahissait, comme les dessins, de l’obsession qui avait soudain fait surface mais qui avait dû être là, tout le temps.

Dans la version maternelle du Royaume perdu, le personnage de Georges était très ambigu. Il était victime de ses camarades de classe qui le rejetaient, mais aussi sournois, revanchard, et c’était un mauvais tour de son cru qui l’amenait à se réfugier dans la forêt pour échapper à la colère des autres enfants. Là, il rencontrait un lutin qui était une sorte de double de lui-même, qui l’entraînait jusqu’à un arbre creux au milieu d’une clairière et le poussait brusquement à l’intérieur. Dans l’arbre, il y avait en effet un « royaume perdu », mais plutôt effrayant, peuplé de ces mêmes lutins insolents et moqueurs dans lesquels Rose ne pouvait s’empêcher de reconnaître Victor.

Une sonnerie retentit, faisant sursauter violemment à la fois Rose et sa mère. La tarte était cuite.

Alors que sa mère la sortait du four, les mains protégées par un torchon, Rose demanda :

— Comment ça finit ?

Mais le charme était rompu, elle s’attendait à ce que sa mère élude la question ou réponde : « Georges sortit du royaume et devint ami avec les autres enfants, qui lui pardonnèrent, etc. » Pourtant sa mère, apparemment concentrée sur la tarte, répondit :

— À la fin les enfants furent bien punis.

 

Ivanne Rialland


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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)