L’arbre à poèmes, Abdellatif Laâbi
L’arbre à poèmes, janvier 2016, Préface de Françoise Ascal, 260 pages, 8,10 €
Ecrivain(s): Abdellatif Laâbi Edition: Gallimard
Dans sa collection Poésie, Gallimard vient de publier ce florilège de vingt années (1992-2012) des écrits d’Abdellatif Laâbi, les morceaux choisis étant présentés par l’éditeur comme « une anthologie personnelle » de l’auteur.
Ce qui frappe immédiatement le lecteur qui découvre Laâbi est le parti-pris d’une expression directe, loin de toute volonté d’ésotérisme poétique, loin également de toute allégeance à un quelconque formalisme académique.
Laâbi ne « compose » pas, il dit, il exprime, il crie.
Laâbi ne cherche pas à « faire beau », il rage, il extériorise, il envoie, il percute, sans se soucier de rimes, de pieds, de césure…
C’est un choix.
En quoi ses textes sont-ils des poèmes ? Pour répondre, il faudrait s’entendre sur ce qu’est, sur ce que peut être, sur ce que doit être la poésie. Laâbi ne se pose pas la question, le recueil s’intitule bien « L’arbre à poèmes ». Le genre poétique est clairement revendiqué. Et le lecteur sensible à la puissance du verbe-cri, du verbe-colère, du verbe-désespoir, du verbe brandi comme une arme, adhère, d’entrée de texte, à l’annonce faite par le titre.
« La poésie, on ne sait pas ce que c’est, mais on la reconnaît quand on la rencontre », écrivait Jean L’Anselme…
La poésie de Laâbi, on la reconnaît dès lors qu’on l’a une fois rencontrée. C’est une poésie de révolte et une poésie d’appel à la paix, une poésie thérapie qui panse et une poésie offensive qui ouvre, ou qui rouvre les plaies, une poésie qui fortifie, qui blinde, qui cuirasse tout en faisant apparaître faiblesse, impuissance, souffrance…
Ah parole
danse-moi
danse-nous
je te confie ces corps en transe salutaire
ces tumeurs bénignes et non bénignes
ces talismans incrustés dans la peau
pour instiller la patience du roc
et rendre le sort moins vorace
Le titre connote, illustre, résume, parle de soi, et, quand on referme le livre, va de soi. L’arbre est manifestation de fertilité, de fécondité. La poésie de Laâbi puise son inspiration, sa richesse, ses couleurs, dans la terre mère, dans cette terre africaine à la fois généreuse et dure, belle et irriguée de souffrance, comme en témoignent les troncs torturés de l’olivier et de l’arganier qui génèrent l’abondance. L’arbre à poèmes de Laâbi, c’est cet arbre tors mais puissant, retors mais prodigue, certes domestiqué mais conservant la double liberté de choisir audacieusement le sens de sa montée vers le ciel et de lancer ses branches vers l’orient qu’il veut.
Sur cet arbre dont les racines puisent l’expansion tous azimuts dans le terreau trouble et mouvant d’une planète secouée par les mouvements tectoniques d’une barbarie toujours et partout résurgente, naissent et s’épanouissent des myriades de feuilles porteuses d’une poésie à fleur… de peau, de la peau d’un poète qui porte les stigmates de la persécution psychologique et physique dont il a lui-même été victime durant les années de plomb qu’a traversées son pays natal.
Les thèmes sont branchés sur les multiples manifestations de cette perpétuelle et possiblement congénitale propension de l’homme à vouloir guerroyer, dominer, soumettre, avilir, asservir, meurtrir, exterminer, depuis les siècles des siècles :
Au commencement était le cri
et déjà la discorde
Pourtant le poète est toute amitié, il ouvre sa porte à tous, offre sa table à qui passe, sans discrimination : « Ma table est mise. J’y ai disposé toutes mes cultures, avec amour »… Mais à son invite fraternelle répond la barbarie : « Enfin, j’entends des bruits de pas. Je me lève pour aller ouvrir. Mais la porte vole en éclats. Sont-ce là mes convives ? Des hommes sans visage font irruption, l’arme au poing… »
Alors naît le doute sur l’humanité de l’homme :
« Homme, dites-vous ?
Admettons »
[…]
« Ils ont tout de l’homme
et ce ne sont pas des hommes
Regardez-les faire
ce qu’aucune bête
n’a jamais pu faire »
Faut-il pour autant abdiquer ? Face à une telle obstination de l’homme à détruire, à se détruire, le poète peut-il s’entêter à prêcher dans le désert de la raison ? Parfois c’en est trop, et vient la tentation du renoncement :
« Il est temps de se taire
de ranger les accessoires »
Laâbi, en homme blessé par le spectacle d’un monde à feu et à sang, en poète ulcéré par la renaissance récurrente de la Bête, révolté par les crimes des intégristes de tout poil, exprime son amertume, voire son désespoir :
« Voici venir l’ère
des famines
et de l’égorgement »
et prévoit qu’il sera lui-même peut-être un jour, à cause de son action militante, la cible des égorgeurs :
« Moi qui te parle et te préviens
je sais quel sort tu me réserves »
Au fil du recueil, le poète dénonce les exactions commises ici et là contre les populations civiles, en particulier contre les femmes et les enfants, manifeste son soutien à la cause palestinienne, demande pardon pour les attentats commis à Madrid et ailleurs par ses coreligionnaires, raille l’obscurantisme fanatique des kamikazes qui commettent leurs actes criminels avec la conviction d’en mériter, dit-il, « Je ne sais quel Eden où des délices perverses vous ont été promises », honore et pleure tel écrivain algérien assassiné par les intégristes ennemis de la lumière, espère « voir G. W. Bush traduit devant un tribunal international de justice », dit, en faisant référence à son appartenance à deux cultures, l’étrange sensation, à la limite de la schizophrénie, qui le traverse parfois d’être deux personnes dont chacune, à tour de rôle, vivrait avec la nostalgie de l’autre…
Heureusement, il y a un refuge, un asile, une parenthèse heureuse pour le poète : la femme aimée, son amour, son corps, son sexe…
« De tes doigts de saphir
tu tournes les pages
de la partition
Tu chantes juste »
Même si cet ultime refuge peut être, lui aussi, la cible des barbares…
« Quand les théologiens
enturbannés ou non
se mêlent de sexe
cela
me coupe l’appétit »
Lire la poésie de Laâbi est en soi un acte de résistance, une manifestation de camaraderie militante, une (re)mise en alerte, presque, parfois, hélas, un tocsin, parfois, aussi, trois fois hélas, quasiment un glas. Lire la poésie de Laâbi, c’est partager et recevoir le rappel salutaire de la nécessité de se faire entendre, pour la bonne cause, celle de l’humain, c’est-à-dire, simplement mais évidemment, pour la défense des valeurs d’égalité, de liberté, de fraternité.
Patryck Froissart
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