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L’Année de la victoire (L’Anno della vittoria), Mario Rigoni Stern (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 04.06.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Italie, Roman, Gallmeister

L’Année de la victoire (L’Anno della vittoria), Mario Rigoni Stern, éditions Gallmeister, 2024, trad. italien (nouvelle traduction), Laura Brignon, 188 pages, 8,90 €

Edition: Gallmeister

L’Année de la victoire (L’Anno della vittoria), Mario Rigoni Stern (par Léon-Marc Levy)

 

Mario Rigoni Stern est le chantre le plus puissant des montagnards du Haut-Adige italien, près de la frontière autrichienne. Les Saisons de Giacomo nous avait déjà bouleversés par son âpreté et son réalisme. Nous retrouvons ici la force tellurique du style de l’écrivain, sa capacité à évoquer l’effroyable boucherie de 14-18 qui a ravagé l’Europe et les versants arides des montagnes de sa Vénétie natale. Terre cent fois maudite, par la nature austère et violente, la rudesse de son sol et de ses pentes, l’extrême dénuement de ses habitants et la folie des hommes qui se sont déchirés sauvagement pour des enjeux illisibles.

Une terre impitoyable avare et brutale qui désormais porte en elle les restes de la tuerie collective, shrapnels, grenades, bombes avortées, douilles de fusils, de mitrailleuses, qui font un étrange lit aux forêts, aux villages, aux hommes, aux animaux. Dans le village dévasté, là-haut, plus rien, si ce n’est quelques traces d’une vie naguère, d’un bonheur simple mais réel.

Il trouva un morceau de chambranle de la fenêtre, les montants déformés du lit parental en fer, les restes de l’édredon brûlé, une casserole aplatie et puis, sous une planche, la poupée de chiffon avec laquelle jouaient ses petites sœurs. Elle était encore intacte, c’était peut-être la seule chose qui restait et il essuya son visage et sa robe. Sa bouche brodée en laine rouge et ses yeux en laine noire et bleu ciel apparurent sur son visage. Sa robe de lin portait encore les traces laissées par les menottes des petites quand elles jouaient à côté de l’âtre.

Objets inertes et désormais inutiles, mais chargés de la lourde portée de la mémoire qui vient déchirer plus encore le cœur. Comme la mort de la petite sœur, frappée par la grippe espagnole, contenue dans le corps dérisoire de cette vieille poupée déchue.

[La mère] comprit qu’elle était morte quand elle posa une main sur son front, qu’elle sentit froid, de ce froid glacial privé de vie, et que, en rabattant un peu les couvertures, elle vit le petit corps raide, recroquevillé, et ses mains blanches, diaphanes, qui serraient la poupée de chiffon contre sa poitrine.

Topographie impossible, disparue, qui ne tient qu’au flux mémoriel seul capable de reconstituer les rues, les maisons, les placettes, le village fantôme dans lequel errent des fantômes, ceux qui, vivants et morts, ont habité ici, ont aimé ici, ont souffert ici.

La terre, les pierres, les arbres, les ruines composent désormais un tableau funeste, macabre, digne d’un Goya ou d’un Bosch dans leurs œuvres les plus sombres et les plus horrifiques.

Plus loin c’était la fin de la futaie. Pas à cause du climat ou de l’altitude, car autrefois la végétation de sapins et de mélèzes arrivait bien plus haut, mais parce que les troncs avaient été fracassés par les bombardements, sciés par la mitraille, et l’herbe et les arbustes tués par le gaz. Les pierres à nu noircies par les explosions ou jaunies à cause des explosifs, ou blanches car exhumées après des millénaires, paraissaient les os brisés de la Terre. […] Des restes humains affleuraient de la terre retournée, et quand ils arrivèrent entre les lignes où les barbelés séparaient les deux troupes ennemies, leur sentiment d’horreur se transforma en stupeur : sur les amas de fil barbelé, des dizaines et des dizaines de squelettes pendaient sous le soleil de mai, et c’était comme s’ils oscillaient au vent.

Et à la mort étendue partout, les hommes, peu à peu, répondent par l’espoir, par un serment de vie, par un chant utopique de fraternité universelle. Le rêve des lendemains qui chantent, le rêve de Mario Rigoni Stern.

 

Léon-Marc Levy


Mario Rigoni Stern, né le 1er novembre 1921 à Asiago, dans la province de Vicence, en Vénétie, et mort le 16 juin 2008 à Asiago, est l'un des grands écrivains italiens du XXe siècle.

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A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /