Identification

L’amulette (par Marie-Pierre Fiorentino)

Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino 11.05.20 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

L’amulette (par Marie-Pierre Fiorentino)

 

« Tu sais qu’un Président a dû batailler pour t’imposer, toi » adressa-t-elle en son for intérieur à la Pyramide. Car si l’architecture du Louvre, comme celle des bâtiments patrimoniaux en général, la laissait indifférente, elle se passionnait pour l’implacable volonté de ses commanditaires successifs à laisser d’eux une marque monumentale. L’affleurement des panneaux de verre, quand tous avaient accumulé les étages, était une provocation autant esthétique que politique du XXème siècle. Et quelle plus malicieuse trace d’amours secrètes que cet ajout translucide ?

Une file patientait déjà ; il lui fallut attendre son tour. Henri IV, quelques Louis et les Napoléon s’étaient immortalisés dans ces galeries, colonnades et autres tours. Était-ce à dire que les anonymes comme elle étaient plus mortels que les grands hommes ? Qu’était la mort si elle n’effaçait pas tout de soi ? Le temps et ses leurres donnaient le vertige.

Bien que très en avance, elle se dirigea directement vers le département des Antiquités égyptiennes vérifier si ce fameux Noun serait à la hauteur de l’effet escompté. Elle n’avait découvert que récemment son existence, en cherchant quelle trouvaille pourrait combler un amateur éclairé comme celui auquel elle avait donné rendez-vous.

Elle n’avait aucun souvenir de cette figurine, probablement aperçue un jour dans la profusion des objets exposés sans qu’elle retienne son attention. On ne regardait pas directement avec ses yeux mais à travers le filtre de ses centres d’intérêt ou de ses états d’âme. De toutes façons, après un calcul rapide, elle constata qu’elle n’était plus revenue au Louvre depuis qu’elle aimait cet homme.

Les musées, le silence obséquieux de leurs collections méconnues ou a contrario les bousculades touristiques provoquées par leur notoriété convenaient mal à leur histoire. Mais aujourd’hui était spécial. Elle était presque certaine qu’il ne connaissait pas Noun. Il serait alors enchanté de le rencontrer. Cet hippopotame bleu avait tout pour le séduire.

Ce qu’il perdait à être trop célèbre, il le rattrapait en éclat. Sa faïence rutilante démentait son âge. Elle relut la vignette : 1650-1750 avant Jésus-Christ, Moyen Empire. Son corps strié de plantes aquatiques selon une symétrie libre et stylisée était d’une candeur poupine. « Noun ». Le nom lui allait à ravir, arrondi comme ses flancs par la boucle que formait le « n » initial et final. « Noun ». Syllabe unique désignant chez les Égyptiens le marécage originel où la vie était née, syllabe presque enfantine.

– Comme la représentation elle-même, songea-t-elle avant de se raviser.

Car il ne s’agissait pas d’un jouet. C’est avec gravité que les hauts-fonctionnaires en faisaient fabriquer pour leur futur tombeau sans être pour autant puérils. À moins que leur foi ne l’ait été, comme toute croyance en un au-delà. L’adulte restait, face au néant, l’enfant terrifié qu’il avait été dans le noir.

C’est pourquoi opposer la maturité à la puérilité, le sérieux aux enfantillages était absurde. Enfantillages ? Comportements que l’on se vantait, au fil de l’âge, d’avoir abandonnés alors que c’est le plaisir de nous y adonner qui nous avait abandonnés, frustrés et déçus. Enfantillages : mot dédaigneux dont les adultes blasés et blessés de l’être maquillaient leurs regrets. Mais l’homme qu’elle attendait était sans fards.

À quelles autres représentations animales les Egyptiens s’adonnaient-ils ? Elle flânait, après avoir encore consulté sa montre, vers d’autres vitrines. Grenouille, singe, bouquetin sur un peigne, élément de meuble à tête de lion… Un âne harpiste sur une plaquette lui rappela la légende des animaux de Brême qu’elle aimait tant que son grand-père lui raconte, une momie de chat la raideur soudaine du sien sous la piqûre de l’euthanasie, de ses manières autrefois raffinées, des déambulations souples de son pelage clair réchauffé de roux. Sa gorge se serra.

Encore une demi-heure. Elle sortit de la salle pour en parcourir d’autres sans rien voir jusqu’à ce que ses pas la ramènent à son point de départ. Elle avait froid après avoir laissé, tout à l’heure sur l’esplanade, la tiédeur de l’été finissant l’emmitoufler de promesses.

« Tiens, un gobelet à eau du même bleu que Noun… Non, plus terne ». Elle renonçait à consulter l’heure, consciente que celle du rendez-vous était passée. Et s’il ne venait pas ? Il était toujours venu, bien-sûr. Mais tous ceux qui un jour décidaient de ne plus revenir aussi. Il fallait bien une première fois.

Elle s’en voulait. Volontiers sceptique vis-à-vis des croyances et autres superstitions religieuses, elle se laissait emporter dans les tempêtes de l’irrationnel dès qu’il s’agissait de lui. Submergée pourtant par l’angoisse de l’abandon, elle décida de s’absorber à nouveau dans la contemplation de l’hippopotame.

Noun n’était pas un bibelot, il était une amulette. « Amulette, objet que l’on garde près de soi et auquel on prête des pouvoirs magiques » indiquait le dictionnaire où elle était allée vérifier la définition. La statuette rappelait que le combat de l’humanité contre le temps était universel. Dérisoire, un rien l’aurait brisée. Pourtant, quelques millénaires ne l’avaient pas brisée. Peut-être le temps ne brisait-il pas tout et chaque histoire avait-elle un sens. Peut-être même l’existence en avait-elle un puisque pouvait subsister de notre passage sur terre la figurine resplendissante d’un hippopotame. Celui-ci semblait pourtant bien débonnaire pour la mission qu’on lui avait confiée et tellement vulnérable.

Elle trouva inepte son envie soudaine de pleurer. L’amour distrayait du désespoir sans en guérir. Elle aurait été rassurée par la certitude qu’une trace resterait. Peut-être les gens avaient-ils des enfants pour cette raison. Elle n’y avait cependant pas songé à propos du sien.

Sous un certain angle, le tracé des végétaux remontant les flancs, les pattes de Noun, évoquait l’assaut de quelque vermine dévorante. Pierres tombales, mobilier funéraire… Cette salle devenait effrayante, où la brillance presque surnaturelle de l’hippopotame semblait chercher à repousser les ténèbres. Il ne restait, de la civilisation égyptienne, que les stigmates de la mort. Il était insensé que le néant laisse autant d’empreintes.

Un homme poussa doucement entre elle et la vitrine un petit garçon ; elle recula. Elle avait tant aimé regarder, de dessus, la tête de son enfant penchée sur ce qu’il observait. Elle se sentait alors comme une déesse protectrice.

Elle s’éloigna à nouveau, bougea pour se réchauffer, tomba nez à nez avec un sarcophage, revint et guetta le départ du duo pour se rapprocher de Noun. Les visiteurs affluaient. Allait-il la trouver ?

Il avait reçu, quelques jours auparavant par la poste, un billet d’entrée pour le Louvre et, d’une écriture malhabile, ces indications : le 5 septembre à 11H, Antiquités égyptiennes, aile Sully, premier étage, salle 636, vitrine 6. Quelle surprise lui réservait-elle ? Tout au plaisir de se le demander, il s’était affairé à mille petites tâches qui l’avaient finalement mis en retard.

– Bonjour.

Elle ne se retourna pas tout de suite, jouissant d’abord de sa voix qui la libérait d’un souffle longtemps retenu. Son cœur battait la chamade.

– Joyeux anniversaire, lui souhaita-t-elle enfin en l’embrassant avant de désigner Noun du regard.

Il admira la figurine, enthousiasmé autant par son éclat rebondi que par tous les préparatifs que cette trouvaille supposait. Il prenait une infinie satisfaction à mesurer régulièrement ce qu’il représentait pour cette femme.

À bien y réfléchir, songea-t-elle contre lui, c’était l’inébranlable refus du néant qui avait créé les vestiges rassemblés ici. La mort n’était pas exposée mais le triomphe d’une civilisation sur sa disparition programmée par le cycle invariable de la succession des civilisations.

La foule devenait pressante aux Antiquités égyptiennes. On les bousculait. À mesure que son pouvoir d’attraction augmentait, Noun paraissait de plus en plus seul, de plus en plus fragile.

– Nous allons chercher un restau ? suggéra-t-il. Ses intonations étaient des caresses, leurs doigts entrelacés dans la cohue une puissance.

– Allons-y, mon amour, répondit-elle. Il sourit. Toujours la même boucle, qu’il avait vue lentement blanchir, le chatouillait quand elle le frôlait.

Cette après-midi, l’image de Noun inscrite dans leur mémoire serait le nouveau trophée de leur connivence. Loin des grands boulevards, ils arpenteraient des rues de traverse à en perdre haleine, comme d’autres font l’amour, dans l’épuisement heureux. En attendant, elle avait envie d’un plat parfumé au citron et d’un dessert scandaleusement sucré.

 

Marie-Pierre Fiorentino

 

  • Vu : 1781

Réseaux Sociaux

A propos du rédacteur

Marie-Pierre Fiorentino

 

Lire tous les articles de Marie-Pierre Fiorentino

 

Rédactrice

Domaines de prédilection : littérature et philosophie françaises et anglo-saxonnes.

Genres : essais, biographies, romans, nouvelles.

Maisons d'édition fréquentes : Gallimard.

 

Marie-Pierre Fiorentino : Docteur en philosophie et titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai consacré ma thèse et mon mémoire au mythe de don Juan. Peu sensible aux philosophies de système, je suis passionnée de littérature et de cinéma car ils sont, paradoxalement, d’inépuisables miroirs pour mieux saisir le réel.

Mon blog : http://leventphilosophe.blogspot.fr