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L’âme blessée d’un éléphant noir, Gabriel Mwéné Okoundji (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres le 05.05.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Afrique, Les Livres, Poésie

L’âme blessée d’un éléphant noir, Gabriel Mwéné Okoundji, Préface de Boniface Mongo-Mboussa, Gallimard Poésie, mars 2025, 208 pages, 9,30 €

L’âme blessée d’un éléphant noir, Gabriel Mwéné Okoundji (par Didier Ayres)

 

Parole souveraine

Il y a deux manières d’aborder le poème, soit avec parcimonie, avec peu, simplement quelques images fortes, soit avec des croyances vastes, des images nombreuses et une certaine confiance dans la langue, en définitive. Ici, c’est à cette deuxième catégorie que nous avons affaire. Car la prosodie de ce recueil est dense, rassemble et remue des paysages, fait sonner des visions, s’étoffe du monde vivant, totémique, d’une Afrique, peut-être celle de l’enfance (il y a à ce sujet ce très joli film d’animation, Kirikou, qui dépeint bien le lien de l’enfant à l’Afrique), de la vie et des émotions qui deviennent presque étouffantes tant elles sont profuses, épaisses, feuillues, ramassées. De cette abondance, il y a une forme d’échec merveilleux à ne pouvoir dire la totalité. Par exemple, comment Gabriel Okoundji tient plus vaste en son cœur un sentiment pour écrire TOUT de l’Afrique qui l’a constitué, dire un poème en crue débordant de lui-même (un peu à la manière de la phrase de Proust qui ne sait parfois pas sa propre limite).

Puis je me suis tourné vers mon Afrique pour constater mon malheur. Hormis quelques tentatives éparses, manque encore un chant cosmogonique digne qui donnerait à entendre au reste du monde le miracle de l’étoile de notre ciel, la grandeur de notre histoire, la profondeur de nos racines, l’éclat de nos traditions, la part généreuse de notre civilisation.

Quoi qu’il en soit, nous sommes dans la confrontation de l’homme autant avec les grandes énigmes spirituelles que naturelles. Les Dieux des hommes sont insaisissables, sinon à les capturer çà et là, par défaut, dans leur grandeur. Pour preuve de cet exercice qui ne s’achève pas, au moins pour le lecteur français, ce sont les notations en langues africaines qui affleurent dans le texte, et permettent d’étendre la compréhension d’un monde plus vaste que de nature, et voir agir le rythme africain du langage. Est-ce un effet de négritude ? Une forme d’essentialisation impossible ? Ou nûment montrer une Afrique incomplète ?

Souvent les étoiles parlent aux étoiles jusqu’à crier d’indignation et de chagrin

elles disent de murmure en murmure que ce jour-là le ciel n’a pas bougé d’un cil à l’horizon

elles disent de vérité que ce jour-là, la fissure éclose du vide a gouverné la vie sur la terre

elles disent que ce jour-là, une main innocente a déserté l’offrande d’une fleur

elles disent que la mort est arrivée en sève maudite de la forêt vierge

elles disent que ce jour-là, la mort a égaré le chemin de la mort !

Oui, c’est une poésie de la substance, une tentative d’ampleur, un poème du surcroît qui ne se dépouille pas d’une rigueur morale, celle de la langue bien sûr, celle du poète qui cherche toujours au-delà de ce qui lui est accessible, qui cherche une somme, une globalité qui fait retour depuis sa « tutrice africaine » (« tante-mère ») et de son « maître en sagesse » (« l’éléphant du savoir »). Cette stimulation est sans fin, jugule l’hémorragie du souvenir, signes qui persistent, promesses, richesses intérieures, trop plein des tropes.

Et tous les hommes de la terre partagent la même fragilité d’être au monde. Ce qu’il y a dans le cœur de l’homme est une somme de milliards de milliers de sommes qui dépasse le nombre de grains de sable de l’univers ; cependant, le secret de l’existence est incontestablement dans la vie, mais la vie est une offrande pérenne et vaste qui sans cesse renouvelle ses énigmes. Toute raison de vivre tient dans cette évidence. Voilà pourquoi le poète en moi appelle l’homme à être responsable du monde qui l’entoure sans chercher à le dominer.

Pour conclure, je dirais qu’il s’agit, comme l’écrit le poète lui-même, de l’expression d’une parole souveraine, dans le sens fort, c’est-à-dire, à la fois langue et puissance, désignation et royaume, parole et règne.

 

Didier Ayres



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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.