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Juste avant l’oubli, Alice Zeniter

Ecrit par Marie-Josée Desvignes 17.09.15 dans La Une Livres, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, Roman, Flammarion

Juste avant l’oubli, août 2015, 304 pages, 19 €

Ecrivain(s): Alice Zeniter Edition: Flammarion

Juste avant l’oubli, Alice Zeniter

 

Franck aime Emilie, il voudrait fonder une famille avec elle. Mais Emilie n’a qu’une idée en tête, quitter l’enseignement, reprendre une thèse sur un de ses auteurs fétiches. La vie de Franck va basculer le jour où il demande à Emilie de lui faire un enfant et qu’elle dit vouloir faire une thèse.

Contrairement à ses potes, Franck n’est pas un « loup des steppes indomptables ». C’est plutôt un genre de garçon ultra-sensible, à l’écoute de l’autre, et d’une grande émotivité. Cette sensibilité extrême est un paradoxe pour quelqu’un qui travaille comme infirmier et est confronté à longueur de journée à la souffrance des autres. Mais c’est aussi ce qui fait de lui un être très attachant. Car on s’attache à ce personnage fragile et tendre, finalement personnage central du livre dans la mesure où c’est son évolution qu’on suit à travers la destruction de son couple.

En toile de fond, le personnage dominant du livre : l’auteur dont Emilie a fait l’objet de sa thèse et qui la fascine littéralement comme il a passionné de très nombreux lecteurs, au point que les universitaires lui consacrent chaque année un colloque sur l’île où il avait élu domicile quelques années avant sa mort. Donnell s’y serait suicidé, laissant un dernier roman inachevé. Cet élément en lui-même ayant contribué à le rendre un peu plus mystérieux et intéressant sans doute.

Emilie, elle, est en quête de reconnaissance. A Franck qui veut un enfant elle dit : « tu es un homme, toi, tu ne sais pas ce que ça veut dire, avoir à prouver sa légitimité, avoir besoin de se sentir utile et reconnu, douter de sa valeur et de sa place dans la société ».

Donnell est un auteur de romans policiers qui a vécu en ermite misanthrope, après une rupture sentimentale, auteur génial, mais homme détestable. Franck se demande comment sa femme chérie a pu s’attacher à un tel individu. Si ce personnage/auteur est fascinant, Mirhalay, île des Hébrides sur laquelle il a vécu, l’est peut-être plus encore. Elle enserre les hommes, les retient prisonniers, « c’est une île cuirassée, protégée par une armure d’impossibilité-d’y-vivre ».

Imaginez un corps énorme, imbibé de toutes parts, habité par un fantôme, hébergeant aussi occasionnellement des êtres eux-mêmes pleins de ce fantôme, voilà l’île de Mirhalay, envoûtante, mystérieuse, dépositaire de la vie et de l’œuvre d’un très grand écrivain. Un fantôme peut prendre beaucoup de place dans une vie et habiter un corps longtemps.

Donnell, « cet animal de force et de solitude », bien décidé à faire revivre cette île abandonnée, y a bien réussi par sa seule présence. Vingt-cinq personnes donc, réunies pour un colloque annuel en hommage à Donnell, une jeune femme amoureuse de son auteur fétiche, un jeune homme éploré, qui erre, désœuvré, de plus en plus étranger au monde que fréquente sa femme, pétri de complexes d’infériorité face au mépris qu’on lui oppose, lui qui n’est qu’infirmier, même pas médecin comme le laissera croire Emilie à ses collègues. Étranger à ce monde, Franck subit ces Journées plus qu’il n’en est acteur. Il finira par les passer avec le gardien de l’île, Jock, à boire et à délirer. A mesure que Franck perd sa réalité aux yeux d’Emilie, Donnell est de plus en plus réel. Les extraits de son œuvre qui parcourent le roman, en tête de chapitre ou en son sein, grâce aux méta-récits, sont autant de métalepses de métalepses qui font de cet auteur fictif le personnage dominant cherchant sans cesse à voler la vedette à Franck. Mais le choix d’Alice Zeniter, de nous donner à lire et à comprendre la vie émotionnelle de Franck, rend ce dernier de plus en plus prégnant comme si ces deux personnages antinomiques, ces deux êtres, les deux grands amours d’Emilie ne pouvaient cohabiter sans que l’un détruise l’autre. Donnell est mort mais son fantôme hante l’île, et l’île finira par hanter Franck qui fait tout pour échapper à la dévoration de Donnell qui a absorbé Emilie irrémédiablement.

La fascination pour ce génial auteur qu’était l’écrivain fictif Donnell était de celle qui engendre les passions et les drames. L’idolâtrie comme la détestation en sont des plus cruels, surtout quand il s’agit d’adorer une idole qui nie la vie, la détruit, qui tyrannise les êtres longtemps après sa disparition.

Le secret de la réussite de ce petit roman tient sans doute à la fin surprenante dans l’accélération de l’action. Quand tout se défait autour de Franck et que l’idole elle-même perd son aura et son mystère,juste avant l’oubli, les êtres qui lui ont consacré leur vie se révèlent finalement dans leur fragilité bien plus humains et plus héroïques que celui-ci ne l’a jamais été.

 

Marie-Josée Desvignes

 


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A propos de l'écrivain

Alice Zeniter

 

Normalienne, Alice Zeniter est en 2013 doctorante en études théâtrales et chargée d’enseignement à l’Université Sorbonne Nouvelle. Elle a publié son premier roman, Deux moins un égal zéro (Éditions du Petit Véhicule), à 16 ans. Son second roman, Jusque dans nos bras, publié en 2010, est traduit en anglais sous le titre Take This Man. A 29 ans, elle a publié trois romans dont Sombre dimanche (Albin Michel, 2013) pour lequel elle a reçu le Prix du Livre Inter.

 

A propos du rédacteur

Marie-Josée Desvignes

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Marie-Josée Desvignes

 

Vit aux portes du Lubéron, en Provence. Enseignante en Lettres modernes et formatrice ateliers d’écriture dans une autre vie, se consacre exclusivement à l’écriture. Auteur d’un essai sur l’enjeu des ateliers d’écriture dès l’école primaire, La littérature à la portée des enfants (L’Harmattan, 2001) d’un récit poétique Requiem (Cardère Editeur, 2013), publie régulièrement dans de très nombreuses revues et chronique les ouvrages en service de presse de nombreux éditeurs…

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