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J’aimerai André Breton, Serge Filippini (par Robert Sctrick)

Ecrit par Robert Sctrick 12.10.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Phébus

J’aimerai André Breton, août 2018, 185 pages, 17 €

Ecrivain(s): Serge Filippini Edition: Phébus

J’aimerai André Breton, Serge Filippini (par Robert Sctrick)

 

Si vous avez longtemps cru comme moi que le surréalisme est bon pour les musées et que son pape, André Breton, a régné sur une Église éphémère, engloutie dans un Atlantide où se côtoient tant de gloires à la fois, ô miracle, prolifiques et oubliées, ce livre est pour vous. La magie de Filippini fera que vous ne serez pas détrompé, mais coupable. Attention, coupable est positif, sous ma plume : même si vous vous en voulez, vous éprouvez une grande jouissance à vous mordre les lèvres de ne pas avoir découvert la cristallisation avant Stendhal ou la madeleine avant Marcel. Jusqu’à ce que vous trouviez de quoi il est capable, cet escamoteur de Filippini : de vous éblouir par un travail de références sous-jacentes, une archéologie tout terrain, qui vous apprend ce que vous ne saviez pas, c’est son côté romancier, chez Eugène Sue il y a bien Mme Pipelette. Elle sait tout, sans ADN et sans indices. Mais il a une autre facette : il vous parle de vous, le bougre. Le surréalisme c’est comme la Révolution, finalement. On croit qu’il faut la faire (sinon, infortuné lecteur, n’ouvre pas ce livre), alors qu’il faut l’être, et si je n’avais pas honte, j’écrirais : qu’il faut lettre.

Chance, c’est le nom de son personnage, enfin son prénom, son nom c’est Selvage (c’est quelque sauge !), est partout où ça tombe. C’est ça que signifie chance : la chute du dé, ou de l’osselet. Qu’est-ce qui fait qu’il n’y a plus d’espace propre ? Je ne saurais vous dire, mais demandez-le au narrateur. Il est fichu de vous dire, comme saint Augustin, qu’il ne sait pas ce que c’est que le temps, qu’il l’a éprouvé, mais pour vous l’expliquer, bernique. À part le Cahors-Paris, qui a un horaire, mais justement, il n’a pas le temps. Oui, mais l’espace ? L’espace, il est dans ce futur qui orne le titre et détruit le narratif : j’aimerai. Pas j’aimerais qu’on se taise, les enfants ! ça c’est un conditionnel, pas tu aimeras ton prochain, ça c’est un ordre, non j’aimerai, une certitude toujours remise. Et voilà qui nous parle de nous, j’y reviens, attendez : par où tenons-nous à cette terre à laquelle nous tenons ? Par l’autre. Certains ont même dit que sans quelqu’un pour nous en faire injonction, nous n’aimerions même pas, nous ignorerions jusqu’au mot amour. Je crois savoir que c’est La Rochefoucauld, mais je me demande si je ne l’ai pas lu, sous cette forme ou sous une autre, dans Filippini. Chacun des personnages que vous croiserez, à l’exception de Chance peut-être, mais c’est sa malchance d’être de face, est le reflet d’un reflet tiers. Elle aura un enfant, enfin, elle ne l’aura pas, n’importe quel autre verbe qu’avoir ferait mieux l’affaire. L’enfant, c’est Adrienne, ça ne vous rappelle rien ? Le surréel chez Nerval ? C’est une figure, cette Adrienne, d’un passé perpétuellement présent à travers toutes sortes d’avatars. Et tout cela pour un baiser donné sur un front d’enfant au beau milieu d’une ronde enfantine. Qu’est-ce qui a changé ? Rien. L’amour, c’est toujours quand on veut donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Lacan. Mais Filippini aurait pu.

Ce roman est incandescent. Au sens propre. Il n’est pas rare que la phrase, toujours savamment mélodieuse (encore Nerval…) se finisse sur une note de braise. Les corps s’étreignent et brûlent, mais la cendre guette, cosmique. La même arche que tendait Marcel, vous savez celui de la madeleine et du pavé disjoint, et du petit pan de mur jaune, pour essayer de réunir le côté de Combray et celui de Guermantes, je me demande s’il ne faudrait pas dire le réel et l’imaginaire, Adrienne, la fille de Chance, enjambant l’Atlantique avec son petit trésor dans une enveloppe (c’est fou ce qu’on enferme de souvenirs en peu d’espace dans ce livre), le fait, puis repart sur un autre pied, mais il faut voir après quel cataclysme. Et Dieu dans tout ça ? Il est très présent, rassurez-vous. Je ne crois pas que ce soit lui qui ait tiré toutes ces ficelles, mais je ne serais pas étonné de dire que c’est lui, le je du titre. Simplement il n’a pas encore choisi. Forcément, c’est un Dieu caché : quand il dit Je suis qui Je serai, il faut entendre : j’aime qui J’aimerai.

 

Robert Sctrick

 


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A propos de l'écrivain

Serge Filippini

 

Serge Filippini est un écrivain français, né à Pontarlier (Doubs) en 1950. Il est notamment l'auteur de L'Homme incendié, une fiction romanesque inspirée par la vie, la philosophie et la mort sur le bûcher du philosophe hérétique Giordano Bruno.

 

A propos du rédacteur

Robert Sctrick

 

Robert Sctrick, après avoir enseigné et beaucoup donné de son temps à l’édition, jouit d’une retraite méritée. Le livre reste son domaine de prédilection, dans sa matière et dans son fond. Aussi, on lui confie des travaux de petite main, mais il exprime également quelquefois des avis, que ceux qui l’aiment ont la gentillesse de trouver bienvenus.