Inscription sacrée, Évhémère de Messène (par Gilles Banderier)
Inscription sacrée, Évhémère de Messène, Les Belles Lettres, novembre 2022, trad. Sébastien Montanari, Bernard Pouderon, 330 pages, 45 €
Edition: Les Belles Lettres
Il faut toujours partir de ce fait tellement massif qu’il en est devenu invisible et que nous n’y pensons même plus : l’écrasante majorité de la littérature gréco-latine a disparu sans retour. Pas seulement les œuvres qui eussent été jugées mineures (et par qui ?), mais des dizaines de tragédies composées tant par Eschyle (nous en avons conservé 7 sur 110) que par Sophocle (8 sur 123) et par Euripide (19 sur 92) ; tragédies dont nous ne connaissons plus que les titres.
Nous savons bien, d’un côté, que la survie de ce qui nous est parvenu à travers vingt-cinq siècles de vicissitudes diverses n’a tenu qu’à une succession de miracles philologiques, improbables, comme le sont tous les miracles ; mais d’un autre côté on ne comprend pas pourquoi ces miracles ne se sont pas produits avec d’autres œuvres (pourquoi avons-nous conservé l’Antigone de Sophocle et pas son Laocoon ou son Iphigénie ?). Car cette disparition semble s’être produite de bonne heure et il n’est pas plausible, quels que soient les fantasmes inavoués ou les idéologies avouées des uns et des autres, d’incriminer les copistes monastiques ou les invasions arabes.
Nous revenons donc à la question de départ : comment cette disparition a-t-elle pu se produire et qui, à un moment ou à un autre, a pris la décision selon laquelle un manuscrit vénérable ne méritait pas d’être recopié et donc sauvegardé, le texte qu’il renfermait échappant ainsi, fut-ce au prix de fautes de copie, aux moisissures, à la vermine et, souvent pires que tout, aux hommes ?
L’œuvre d’Évhémère, écrite entre 305 et 290 avant Jésus-Christ, a disparu en tant que telle. Il n’en subsiste que des fragments et des résumés, ainsi qu’un substantif, l’évhémérisme, que Littré définit ainsi : « système suivant lequel les dieux du paganisme étaient regardés non comme des personnages divins, mais comme des personnages humains divinisés par la reconnaissance ou la folie des hommes ». Le coup de griffe est patent. Il n’y a pas loin, on le devine, de cette attitude à l’athéisme pur et simple ou, au moins, au rejet du paganisme (les apologistes chrétiens l’avaient bien compris, qui contribuèrent à nous transmettre en partie la pensée d’Évhémère) ; ce qui explique l’intérêt porté à ses textes et, sans doute, leur disparition.
Dans la lignée du Timée et du Critias de Platon, qui décrivaient l’Atlantide comme une contrée ayant réellement existé, l’Inscription sacrée d’Évhémère évoque une île de l’Océan indien, la Panchaïe, d’où l’on apercevait les rivages de l’Inde (on pense inévitablement à Ceylan, qui eût été décalée vers l’ouest. C’est également dans l’actuel Sri Lanka que Campanella situera sa Cité du Soleil). Diodore de Sicile, un géographe qui a copié des extraits de l’Inscription sacrée, étudie cette Panchaïe ainsi qu’il le fait de la Corse, de la Sardaigne ou de la Crète, en un mot d’îles réelles. La Panchaïe est fertile, comme le sont en général les îles imaginaires, et vit dans un éternel présent, mais ce qui mérite de retenir l’attention, c’est l’organisation sociale décrite par Évhémère.
Dans une société divisée en trois classes (on pense immédiatement à la tri-fonctionnalité indo-européenne, mais la répartition est différente : la première classe comprend les prêtres et les artisans, la seconde les laboureurs, la troisième les guerriers et les éleveurs), la propriété privée n’existe pas, ce qui ne signifie point que tous les habitants se trouvent sur un pied d’égalité, car les prêtres occupent une situation plus enviable que le reste de la population. « Il s’agit donc d’un régime fortement centralisé et étatisé sous la houlette de l’aristocratie sacerdotale », écrit Julien Freund dans son Histoire des communismes (inédite), qui suggère que l’inclusion des artisans dans la première classe, la mieux favorisée, résultait de l’importance acquise par les corps de métier dans les cités fondées par Alexandre le Grand (dont le Zeus adoré en Panchaïe constitue une idéalisation).
L’Inscription sacrée connut un certain succès, comme le montre l’allusion venimeuse du poète Callimaque (« Allons ! En foule, jusqu’au sanctuaire situé devant les murs, / là où celui qui a imaginé l’antique Zeus de Panchaïe, / un vieillard imposteur, gribouille ses ouvrages criminels »). Est-elle un roman, une utopie ? Les éditeurs du présent volume, Sébastien Montanari et Bernard Pouderon, ont raison de faire remarquer qu’aucun de ces deux genres littéraires n’existait au temps d’Évhémère et qu’il est par conséquent anachronique de lire son œuvre à travers leur prisme. Il est tout aussi anachronique de lire l’Utopie de Thomas More à la lumière des expériences communistes du XXe siècle. Mais le moyen de faire autrement ? Et l’exemple d’un autre texte, également rapporté par Diodore de Sicile, écrit par un certain Jambule (Campanella l’avait-il lu ?), montre que l’Antiquité s’était peut-être approchée du genre utopique.
Quoi qu’il en soit, les éditeurs de ce volume, bilingue et amplement annoté, ont cherché à présenter tous les fragments de l’Inscription sacrée et les témoignages connus selon un ordre progressif, qui pourrait être celui de l’œuvre originale. Cela évoque le classement Brunschvicg des Pensées de Pascal, mais pourquoi pas ? L’essentiel était de rattraper le retard pris par la France et le monde francophone dans le domaine des études sur Évhémère (la dernière monographie écrite en notre langue remontait à 1876) et le résultat est aussi heureux qu’érudit.
Gilles Banderier
Sébastien Montanari est agrégé de lettres classiques et titulaire d’un doctorat en grec ancien.
Bernard Pouderon est professeur émérite de l’université de Tours.
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