Infini. L’Histoire d’un Moment, Gabriel Josipovici (2ème critique)
Infini. L’Histoire d’un Moment, janvier 2016, trad. anglais Bernard Hoepffner, 164 pages, 18 €
Ecrivain(s): Gabriel Josipovici Edition: Quidam Editeur
Gabriel Josipovici (1940) a, on le suppose, rencontré la musique de Giacinto Scelsi (1905-1988) et en a subi un choc, une fascination telle qu’il lui a fallu écrire un roman aussi bref qu’intense gravitant autour d’un compositeur, Tancredo Pavone, dont la biographie ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de Scelsi. Cela va même plus loin, puisque dans une note en fin de volume « l’auteur aimerait remercier la Fondation Isabella Scelsi, Rome, de l’avoir autorisé à incorporer des fragements des écrits de Scelsi dans son récit ». Là, le lecteur potentiel s’interroge : n’aurait pas mieux valu écrire une biographie de Scelsi, lui qui a déjà fait l’objet de quelques essais ? Etant donné le résultat obtenu par Josipovici, la réponse est sans nul conteste négative : avec Infini. L’Histoire d’un Moment, l’auteur britannique est à la fois bien en-deçà et bien au-delà de l’exercice biographique. Le fait d’avoir créé un double fictionnel de Scelsi et, surtout, d’avoir choisi une forme romanesque originale, permet de centrer son propos sur le phénomène de la création artistique, musicale en particulier, et d’ainsi intéresser n’importe quel lecteur à son propos, pas juste les amateurs de Scelsi – dont les œuvres, il faut bien l’avouer sont quelque peu absconses aux oreilles du néophyte…
La forme romanesque choisie est une mise en abyme, double, de la parole de Scelsi : un intervieweur anonyme (biographe potentiel ? journaliste ? ce n’est jamais précisé, implicitement ou explicitement) interroge Massimo, le majordome de Pavone, après le décès de celui-ci, retraçant de la sorte la biographie du compositeur depuis l’engagement de Massimo jusqu’à sa mort. Ce procédé, aussi habile que respecté dans ses moindres détails, permet de livrer de Pavone une image à la fois nécessairement fragmentée et, curieusement, concentrée, comme déjà indiqué, sur la création en tant que phénomène. En effet, ce que rapporte Massimo, c’est ce qu’il a vécu aux côtés de Pavone, un peu, et ce que lui a dit le compositeur, en particulier durant leurs nombreux trajets en voiture, beaucoup ; il rapporte donc les propos, parfois logorrhéiques ou tenant de la diatribe, de son patron, sans jamais poser de jugements ni sur ceux-ci, ni sur la musique dont ils traitent. C’est tout le génie de Josipovici : laisser la parole à un naïf plutôt qu’à un spécialiste, à quelqu’un qui sera fidèle aux paroles entendues plutôt qu’à quelqu’un qui risquerait de les amender ou, pire encore, d’en donner un commentaire. D’un autre côté, Massimo fait office de filtre, refusant de répondre à des questions sur les rapports de son employeur à la domesticité, à ses divers secrétaires successifs ou encore aux musiciens : il est à la fois révélateur et censeur, et en ce sens parfait sélectionneur désireux d’honorer la mémoire de Pavone.
Au final, Josipovici a choisi de laisser la parole à un double fictionnel de Scelsi, mais a donc sélectionné de cette parole ce qu’un aristocrate sublime aurait dit à son majordome dans la relative intimité les unissant : il ne se confie pas tant qu’il ne déverse dans un réceptacle neutre ses pensées sur la musique, ses souvenirs divers. Ce choix de l’oralité, puisque Massimo ne cesse de répéter « dit-il », permet à l’auteur un discours non pas décousu mais bien patchworké : Massimo est parfois rappelé à l’ordre, ou plutôt à la mémoire, par l’intervieweur, mais il cite surtout Pavone en n’évitant aucune boucle, aucune répétition de thèmes, de motifs – et cela donne au récit de Josipovici une dimension musicale supplémentaire : la forme devient un écho du fond, de tous ces propos sur la musique tenus par Pavone, sur la musique, et sur sa vie (qui ressemble donc, on ne le dira jamais assez, à celle de Scelsi) : Henri Michaux, Pierre Jean Jouve, le séjour à Londres, celui dans le Sud de la France, celui au Népal, et tant d’autres motifs reviennent comme des boucles mélodiques au fil de ce bref roman dans ce qu’a dit Pavone à Massimo.
Ces propos, exigeants, relevant parfois du paradoxe au sens étymologique du terme : à côté de la pensée majoritaire (« Liszt était un gorille du piano, a-t-il dit. Scriabine était un gorille du piano. Rachmaninov était un gorille du piano. Mais le premier et le plus grand gorille du piano était Beethoven, a-t-il dit. Beethoven avait compris, a-t-il dit, que le premier attribut du compositeur est la surdité », ou encore « Les Anglais n’ont pas eu de compositeur important depuis Purcell […]. Ils ont un gâteau indigeste appelé lardy cake et leurs principaux compositeurs modernes, soi-disant, Sir Edward Elgar et Sir Ralph Vaughan Williams sont les équivalent musicaux de ce gâteau »), auraient pu être attribués à Scelsi voire sont de lui, mais peu importe la part qui revient à chacun : en mêlant le réel à la fiction, le dit, l’écrit de Scelsi, à l’imaginé, au fantasmé de Pavone, Josipovici atteint une forme de vérité, celle du roman, celle de l’art, tout simplement.
C’est un bien grand compliment à faire à un roman, surtout lorsqu’il contient deux ou trois coquilles (« Charles Yves », vraiment ?…), mais Infini. L’Histoire d’un Moment le mérite amplement, que l’on soit ou non versé dans la musique classique ou la musique contemporaine (étiqueter les Quattro Pezzi Su Una Nota Sola relève de la gageure), car ce dont il est question avant tout, c’est de la passion d’un homme, maniaque à l’infini (ah ! les passages sur les chaussures…), aristocrate mais d’une race depuis finie (« Les artistes sont toujours sortis des rangs de la bourgeoisie, a-t-il dit. Très peu d’entre eux ont été des aristocrates. Naître dans l’aristocratie est un terrible handicap, a-t-il dit. Regardez Lord Berners. C’était un homme doué ruiné par sa classe sociale et sa caste. La bourgeoisie est à la fois plus ambitieuse et plus travailleuse, Massimo, a-t-il dit, et c’est pour cela que la grande masse des artistes, de Dante à Shakespeare, de Beethoven à Thomas Mann, provient de cette classe de la société. Le seul problème avec la bourgeoisie est sa tendance à éviter les risques. Moi, par contre, j’ai toujours pris des risques »), d’un artiste aussi exceptionnel qu’exigeant, d’un artiste que, ultime paradoxe, Josipovici parvient à rendre terriblement humain. Du tout grand art, en somme.
Didier Smal
Lire la critique de Philippe Chauché sur la même oeuvre
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