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Glaise, Franck Bouysse

Ecrit par Léon-Marc Levy 07.09.17 dans La Une Livres, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, Roman, La Manufacture de livres

Glaise, septembre 2017, 425 p. 20,90 €

Ecrivain(s): Franck Bouysse Edition: La Manufacture de livres

Glaise, Franck Bouysse

 

 

Franck Bouysse creuse son sillon. Ici dans la glaise bien sûr. Indifférent aux modes, à l’air du temps, il construit une œuvre grave et profonde. S’il peut se réclamer de prestigieuses influences, il le fait avec un talent littéraire si enlevé qu’il sait les tenir à distance pour en tirer son miel. Ainsi, la couleur toute gionesque et/ou faulknérienne de ce roman, se déploie avec les marques spécifiques de l’auteur, celles qu’on a déjà senties dans Grossir le ciel et dans Plateau : une âpreté terrible, parfois au bord de l’insoutenable, un lyrisme emporté, presque religieux, une émotion brûlante, toujours prête à casser. Et le rapport organique, charnel aux choses de la nature. Bouysse brise en mille éclats la nature des romantiques : ici, elle n’aide pas, elle n’accompagne pas, elle n’écoute pas. Même sa beauté – chantée dans ce roman en sublimes tableaux – se révèle vénéneuse, source de solitude, de « labeur dur et forcé » (Baudelaire), de douleur écrasante.

C’est la Guerre. La Grande Guerre. Celle qui a fauché les hommes par millions, qui a vidé des villages entiers de ses bras les plus vaillants, qui a inventé la modernité dans l’art de mutiler les corps, les âmes. Au bas du Puy-Violent, dans le pays de Salers, les quelques fermes qui vivotent ont vu partir les hommes en âge de se faire massacrer. Il ne reste que les vieux, les femmes, les trop jeunes encore, qui vont tenter de faire vivre quand même leurs petites exploitations. Chez Victor Lary, le jour du départ au front, l’homme laisse sa vieille mère, sa femme et son jeune fils Joseph, 15 ans. Il sait qu’il laisse les siens au cauchemar de l’absence et à ses effets ravageurs. Qu’il laisse les siens aussi à la dureté du travail de la terre ingrate des semi-montagnes, de la nature hostile, de la pauvreté qui tient au destin de ces gens comme la peau tient au corps.

« Les bâtiments de la ferme lui parurent dérisoires, malgré les lourds murs en pierre de lave et les toits pentus recouverts de lauze. Il se souvint des luttes à mener pour obtenir une pauvre récolte, de l’impuissance face à l’animal agonisant, aux éléments impitoyables, et aucune victoire passée ne parvint à atténuer la douleur du départ. Tout ce qu’il abandonnait entre leurs mains, à son corps défendant ».

Mathilde, l’épouse, sait dès le départ que la Guerre c’est pour elle aussi. Elle le sait au plus profond de son être, comme une vérité révélée contre laquelle rien ne peut. Elle sait que le temps des pleurs est venu.

« […] Pleuré pour l’absence, pleuré pour l’inconnu, pleuré pour le possible désastre, autant que pour l’impossible fléchissement du cours de l’histoire ».

Glaise est un grand roman sur la folie. La folie des hommes. A l’ombre portée grondante de la folie collective, universelle qui détruit les hommes dans des tranchées sanglantes, répond celle, non moins épouvantable, de ceux et celles qui sont restés attachés à la glaise – mais qui perdent le sens du monde, comme ceux du front, en écho à ceux du front. Si la Guerre en tant que telle n’est pas tellement présente dans le roman de Franck Bouysse, en fait, ses ravages sont partout dans le livre, dans la douleur des êtres, le dérangement des esprits. Les places laissées vides s’emplissent du manque et de la colère qui va avec. Le dérèglement du monde génère et nourrit le dérèglement des êtres.

Au cœur de cette folie il y a Valette, un voisin de la ferme Lary. Son fils Eugène est parti aussi au front. Il est resté car infirme d’une main. Il est resté avec sa méchanceté, sa violence, sa maladie mentale, sexuelle. Il passe son amertume et sa haine sur tout ce qui vit autour de lui : voisins, visiteurs de passage, animaux à qui il fait subir tous les outrages, jusqu’à l’insoutenable.

« Il se redressa en titubant, et décocha un violent coup de pied dans les côtes saillantes du chien. L’animal se leva en jappant et s’évanouit dans l’obscurité en tremblant de tout son corps chétif. Valette l’entendit s’affaler près du puits, et il se retint d’aller l’achever à coups de piquet ».

Et pire encore à venir.

Et les femmes, taiseuses, travailleuses, avalant leur douleur jusqu’à en perdre la raison. Comme Irène, la femme de Valette, qui ira jusqu’au bout de la folie. Comme Mathilde, la femme de Lary, dure, incapable d’aimer.

Pour Joseph, au centre du maelström sombre qui emporte les êtres jusqu’à la folie, la lumière vient de deux cadeaux du ciel, si avare pourtant :

C’est d’abord l’amitié du vieux Léonard, serviable, patient, sage jusqu’au dévouement. Il aime Joseph comme un fils et lui transmettra ses savoir-faire et plus encore ses valeurs morales, son honnêteté, son esprit de résistance à l’injustice.

Et puis c’est Anna, jeune fille réfugiée avec sa mère chez Valette à cause de la Guerre qui a mobilisé son père. Joseph va découvrir le miracle absolu de l’amour, la révolution de l’amour, le renversement du monde provoqué par l’amour. Renversement du monde, Franck Bouysse l’a bien compris, qui amène à un renversement du temps même de la narration. Le flux amoureux accélère le temps narratif, le pousse vers l’urgence, brise la lenteur du monde rural qui porte le rythme de l’écriture jusque-là.

« Quelques minutes pouvaient suffire à porter une journée sur un nuage. Voleurs de temps habités d’urgence. Une urgence de peau et de regards. Ils n’étaient pas à un âge où on a peur de l’extrémité des désirs. La perfection de l’inconnu était pour eux la plus douce des musiques, une symphonie en train de se composer ».

La glaise imprègne ce livre, dans toutes les dimensions qu’elle peut occuper. D’abord, la glaise nourricière et cruelle qui donne au paysan la survie. La glaise sanglante et meurtrière des tranchées de la Grande Guerre, qui enfouit les hommes avant de les recouvrir. La glaise accueillante des cimetières, qui avale les corps et les bercent comme une mère. La glaise enfin qui permet aux doigts de Joseph de modeler des petites statuettes qui lui font oublier un peu l’enfer de sa vie.

Le livre de Franck Bouysse emporte ses personnages, emporte ses lecteurs, dans le flot de passions noires où scintillent néanmoins des lucioles d’espoir.

Un grand livre.

 

Léon-Marc Levy

 


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A propos de l'écrivain

Franck Bouysse

 

Franck Bouysse vit à Limoges. Il aime marcher dans les villes, s’arrêter dans un bar, écrire en écoutant Antony and the Johnsons, Billie Holiday et fumer d’immondes cigares italiens. Il publie un roman noir (L’Entomologiste), puis ensuite sa trilogie H. (Le Mystère H., Lhondres ou les ruelles sans étoiles et La Huitième lettre). Il réalise également les dossiers introductifs de l’intégrale BD de Théodore Poussin (par Frank Le Gall) et participe ça et là à divers projets collectifs.

"Grossir le Ciel", "Plateau", "Glaise" et "Né d'aucune femme" sont ses derniers romans publiés.

 

 

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /