Georges Bernanos en La Pléiade
Georges Bernanos, Œuvres romanesques complètes suivi de Dialogues des carmélites. 2 tomes
Ecrivain(s): Georges Bernanos Edition: La Pléiade Gallimard
En son œuvre romanesque (magnifiquement rééditée aujourd’hui dans la collection de la Bibliothèque de la Pléiade), Bernanos (et c’est ce qui frappe aujourd’hui) interroge le moment acméique de la vie selon Jean Grosjean, celui qui se tient au plus haut sur la crête du sens et de la nécessité : le mourir.
Cette mort peut être subie ou choisie comme l’on choisirait une branche de houx pour la placer (étrangement) en un vase que le temps nous aurait confié, par l’entremise de la présence aimée de quelque grand (ou arrière-grand) parent.
Elle peut être subie ou choisie pour que soit épousé l’éphémère (l’éphémère qui est, invariablement, ce qui repart, ce qui renaît), ainsi que l’a théorisé à sa façon Rutger Kopland dans Songer à partir (poèmes traduits du néerlandais par Paul Gellings) : « Un feu dans la nuit, flambe, / hésite, et couve soudain / sous la cendre. // La musique d’une guitare, cette / danse, et tout à coup / des murmures. // Les champs à l’aube, des nuées d’oiseaux / voltigeant un instant, et puis / ils se posent. // Songer à partir, / à disparaître ».
La mort peut être subie comme dans Journal d’un curé de campagne ou choisie comme dans Nouvelle histoire de Mouchette ou Dialogue des carmélites.
Écoutons Bernanos, écoutons cette langue sans pareille, rigoureuse dans sa rythmique et ouverte à la déflagration douce des chatoiements que les rêves offrent à nos réveils, un instant, pour ensuite nous les ravir, pour ensuite nous ravir cette émotion qui se fond en un tissu trouble d’images, nous laissant pantois mais heureux (de s’être vu confier un moment cette force) comme face à l’odeur du cèdre devenant poussière dans la cheminée, peu à peu, sous la lumière dansée du feu.
« Je suis rentré dans la chambre une dernière fois. Les religieuses achevaient leur chapelet. On avait entassé le long du mur des gerbes de fleurs apportées par des amies, des parents qui n’ont cessé de défiler tout au long du jour et dont la rumeur presque joyeuse remplissait la maison. À chaque instant, le phare d’une automobile éclatait dans les vitres, j’entendais grincer le sable des allées, monter les appels des chauffeurs, le son des trompes. Rien de tout cela n’arrêtait le monotone ronronnement des bonnes sœurs, on aurait dit deux fileuses. Mieux que celle du jour, la lumière des cires découvrait le visage à travers la mousseline. Quelques heures avaient suffi pour l’apaiser, le détendre, et le cerne agrandi des paupières closes faisait comme une sorte de regard pensif. C’était encore un visage fier, certes, et même impérieux. Mais il semblait se détourner d’un adversaire longtemps bravé face à face, pour s’enfoncer peu à peu dans une méditation infinie, insondable. Comme il était déjà loin de nous, hors de notre pouvoir ! Et soudain j’ai vu ses pauvres mains, croisées, ses mains très fines, très longues, plus vraiment mortes que le visage, et j’ai reconnu un petit signe, une simple égratignure que j’avais aperçue la veille, tandis qu’elle serrait le médaillon contre sa poitrine. La mince feuille de collodion y tenait encore. Je ne sais pourquoi mon cœur alors s’est brisé. Le souvenir de la lutte qu’elle avait soutenue devant moi, sous mes yeux, ce grand combat pour la vie éternelle dont elle était sortie épuisée, invaincue, m’est revenu si fort à la mémoire que j’ai pensé défaillir. Comment n’ai-je pas deviné qu’un tel jour serait sans lendemain, que nous nous étions affrontés tous les deux à l’extrême limite de ce monde invisible, au bord du gouffre de lumière ? Que n’y sommes-nous tombés ensemble !Soyez en paix, lui avais-je dit. Et elle avait reçu cette paix à genoux. Qu’elle la garde à jamais ! C’est moi qui la lui ai donnée. Ô merveille, qu’on puisse ainsi faire présent de ce qu’on ne possède pas soi-même, ô doux miracle de nos mains vides ! […] Me voilà dépouillé, Seigneur, comme vous seul savez dépouiller, car rien n’échappe à votre sollicitude effrayante, à votre effrayant amour. J’ai écarté le voile de mousseline, effleuré des doigts le front haut et pur, plein de silence. Et pauvre petit prêtre que je suis, devant cette femme si supérieure à moi hier encore par l’âge, la naissance, la fortune, l’esprit, j’ai compris – oui, j’ai compris ce que c’était que la paternité » (Journal d’un curé de campagne).
« Observée de près, l’eau semblait claire. La vase du fond était d’un gris presque vert, douce aux yeux comme un velours. Mais mille fois plus douce la voix qui parlait au cœur de Mouchette. Est-ce voix qu’il faut dire ? Mouchette écoutait cette voix à peu près comme un animal celle de son maître, qui l’encourage et l’apaise. […] Cette voix ne parlait naturellement aucun langage. Elle n’était qu’un chuchotement confus, un murmure, et qui allait s’affaiblissant. Puis elle se tut tout à fait. Mouchette se laissa glisser sur la côte jusqu’à ce qu’elle sentît le long de sa jambe et jusqu’à son flanc la douce morsure de l’eau froide. Le silence qui s’était fait soudain en elle était immense. C’était celui de la foule qui retient son haleine lorsque l’équilibriste atteint le dernier barreau de l’échelle vertigineuse. La volonté défaillante de Mouchette acheva de s’y perdre. Pour obéir, elle avança un peu plus, en rampant, une de ses mains posées contre la rive. La simple pression de sa paume suffisait à maintenir son corps à la surface de l’eau, pourtant peu profonde. Un moment, par une sorte de jeu sinistre, elle renversa la tête en arrière, fixant le point le plus haut du ciel. L’eau insidieuse glissa le long de sa nuque, remplit ses oreilles d’un joyeux murmure de fête. Et, pivotant doucement sur les reins, elle crut sentir la vie se dérober sous elle tandis que montait à ses narines l’odeur même de la tombe » (Nouvelle histoire de Mouchette).
« Mes filles, j’ai désiré de tout mon cœur vous sauver – oui, j’aurais voulu que ce calice s’éloignât de vous, car je vous ai aimées dès le premier jour comme une mère selon la nature, et quelle mère fait de bon gré, fût-ce à Sa Majesté elle-même, le sacrifice de ses enfants. Si j’ai mal fait, Dieu y pourvoira. Telle que je suis, vous êtes mon bien, et je ne suis pas de celles qui jettent leur bien par la fenêtre. Enfin, qu’importe, mes filles, nous voilà au terme, il ne s’agit plus que de mourir » (La prieure,Dialogue des carmélites).
Si le destin de Mouchette est d’aller « jusqu’au bout de son malheur » (« [r]ien ne l’arrêtera désormais », écrit Bernanos dès le chapitre III), si en cela la mort est l’aboutissement logique de ce malheur*, en réalité, choisie ou subie, la mort reste pour Bernanos ce qui permet à l’homme d’atteindre son bonheur, à savoir son humanité, en se hissant jusqu’à l’humilité, jusqu’au suprême désir de n’être qu’un trait sur l’eau, visible une fraction de seconde, puis effacé par les vaguelettes, qui seront elles-mêmes effacées par les vagues, lesquelles seront effacées par l’immensité de calme que l’absence de vent offre (don pour personne) à la page de la mer.
Et en atteignant son humanité, l’homme atteint sa plus grande force, sa seule force, qui est d’être (ontologiquement) fragilité. Ainsi que l’a compris merveilleusement Duras (en cela héritière de Bernanos), comme cela transparaît (par exemple) dans La Maladie de la mort : « […] la force invincible de la faiblesse sans égale », « […] cette grâce […] ici présente faite de faiblesse ultime que d’un geste on pourrait écraser, cette royauté ».
Matthieu Gosztola
* Malheur qui, dans sa matérialité, a été à la source même de l’écriture de Nouvelle histoire de Mouchette, ainsi que le confie Bernanos à André Rousseaux lors d’un entretien paru dans Candide le 17 juin 1937 : « J’ai commencé à écrire la Nouvelle histoire de Mouchette en voyant passer dans des camions, là-bas, entre des hommes armés, de pauvres êtres, les mains sur les genoux, le visage couvert de poussière, mais droits, bien droits, la tête levée, avec cette dignité qu’ont les Espagnols dans la misère la plus atroce. On allait les fusiller le lendemain matin. C’était la seule chose dont ils se doutaient. Pour le reste, ils ne comprenaient pas. Et à supposer qu’on les ait interrogés, ils étaient incapables de se défendre. Contre quoi ? C’est ce qu’il leur aurait fallu apprendre d’abord ».
Georges Bernanos, Œuvres romanesques complètes suivi de Dialogues des carmélites, tome I, édition de Pierre Gille, Michael Kohlhauer, Sarah Lacoste, Élisabeth Lagadec-Sadoulet, Guillaume Louet et Andre Not, préface de Gilles Philippe, chronologie par Gilles Bernanos, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 15 octobre 2015, 1376 pages. Ce volume contient : Madame Dargent ; Une nuit ; Dialogue d’ombres ; Sous le soleil de Satan ; L’Imposture ; La Joie ; Un crime ; Archives d’Un crime ; Vers Un mauvais rêve. Appendice : Nouvelles de jeunesse. En marge des œuvres de Georges Bernanos : Textes, lettres, documents.
Georges Bernanos, Œuvres romanesques complètes suivi de Dialogues des carmélites, tome II, édition de Jacques Chabot, Monique Gosselin-Noat, Sarah Lacoste, Philippe Le Touzé, Guillaume Louet et Andre Not, chronologie par Gilles Bernanos, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 15 octobre 2015, 1296 pages. Ce volume contient : Un mauvais rêve ; Journal d’un curé de campagne ; Nouvelle histoire de Mouchette ; Monsieur Ouine ; Dialogues des carmélites. En marge des œuvres de Georges Bernanos : Textes, lettres, documents.
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