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Freddie Mercury, Selim Rauer (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 24.05.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Biographie, Fayard

Freddie Mercury, octobre 2018, 342 pages, 20,90 €

Ecrivain(s): Selim Rauer Edition: Fayard

Freddie Mercury, Selim Rauer (par Gilles Banderier)

 

« Nous prêtons peu d’attention, dans les biographies d’hommes illustres, aux événements de l’enfance. Nous tendons à nous concentrer sur l’épopée, les hauts faits de l’âge mûr. Mais moi qui n’ai été qu’une ombre […] je sais ce qu’il en est de l’enfance, de ce que l’enfance laisse comme trace ou comme oubli » (Camille de Toledano). Sur son enfance comme sur ses origines, celui qui se nommait à l’état-civil Farrokh Bulsara fut extrêmement discret. C’était, il est vrai, en ces temps lointains où un individu ne se définissait nullement par son appartenance à telle ou telle communauté ; en ces temps où ni l’Internet, ni le tintamarre hystérique des réseaux « sociaux », ni les smartphones n’existaient, qui font de chaque individu un voyeur et un paparazzo en puissance, un suppôt du panoptisme et de la surveillance généralisée.

La biographie que Selim Rauer a consacrée à Freddie Mercury parut pour la première fois en 2008. Elle est réimprimée dix ans plus tard, comme on le devine, dans le sillage du « film biographique » Bohemian Rhapsody. Elle est, qu’on se rassure, bien supérieure à cette production cinématographique.

Selim Rauer nous convainc que l’enfance de Farrokh Bulsara fournit la clef d’une grande part de sa personnalité. Il fut un Parsi, un descendant de ces Perses qui préférèrent quitter leur terre et continuer à pratiquer le zoroastrisme, plutôt que de se convertir à l’islam. Surtout présents en Inde, à Bombay, ils jouent dans le subcontinent à peu près le même rôle que les Juifs ailleurs, celui d’une minorité intelligente, entreprenante, créatrice, dynamique… et jalousée. Un autre Parsi célèbre, Zubin Mehta, dirige d’ailleurs l’orchestre philarmonique d’Israël. Farrokh Bulsara naquit en 1946 sur l’île de Zanzibar, au large de l’Afrique, dans l’Océan indien. Il y passa ses premières années. Mais les possibilités d’études n’étaient pas étendues dans ce paradis tropical, parcouru de tensions ethniques et religieuses ; de là découle la décision de ses parents, d’envoyer leur fils dans une prestigieuse école anglaise du côté de Bombay. Le choc fut immense pour cet enfant qui avait grandi dans la chaleur d’une petite communauté insulaire et qui, après deux mois de voyage par bateau, train et car, se retrouvait seul et à des milliers de kilomètres de ses parents. Il passa huit années dans le pensionnat de Saint Peter’s Church of England, à Panchgani, une institution prestigieuse dont l’emblème est un phénix. On retrouvera l’oiseau immortel sur le blason que Freddie Mercury dessinera pour son groupe. Il y reçut la meilleure éducation disponible dans ce coin du monde, découvrit la musique et le théâtre. Dans ce milieu fermé et masculin, il développa aussi – et inévitablement – une attirance pour les autres garçons, inclination qui structurera sa vie sentimentale (non sans de troublantes exceptions), mais sur laquelle il se montra là encore fort discret. La récupération par la communauté homosexuelle s’est faite après sa mort. L’aventure qu’il eut avec un autre garçon au pensionnat valut à Farrokh Bulsara d’être renvoyé à Zanzibar, où la fragile mosaïque ethnique et religieuse était en train de se fissurer, après la victoire électorale d’un parti arabo-musulman. La nuit du 11 au 12 janvier 1963, des émeutes éclatèrent, au cours desquelles dix mille personnes trouvèrent la mort. En catastrophe, la famille Bulsara se réfugia dans les locaux de l’administration britannique, première étape d’un exil sans retour qui, après un séjour à Bombay, la conduisit à Londres. La suite appartient à l’histoire de la musique : l’intégration à la société britannique, les premiers tâtonnements, les associations bancales, jusqu’à la formation de Queen. Mais écrire cette histoire n’allait pas de soi, car Freddie Mercury a laissé un nombre étonnamment faible d’entretiens avec les journalistes. Là encore, la différence est flagrante avec nos chanteurs qui, dès qu’ils ont gravé trois quarts d’heure de couinements, font la tournée des plateaux de télévision.

De 1973 à 1995 (année où fut publié l’album posthume Made in Heaven), Queen a produit, non sans affronter des critiques en tous genres, une musique plus intelligente que la moyenne, un rock cultivé et érudit (on pense aux vignettes de Grandville sur le livret d’Innuendo). Qui pourrait dire la somme de rêves brisés, d’illusions et de rêves d’enfance évanouis, que contient une chanson comme Is this the World we created ? (elle date de 1976, des années avant que Michel Houellebecq ne pose la question avec beaucoup plus d’insistance) ? Même si elle fut moins imprévisible que celle de John Lennon, la mort de Freddie Mercury, qui par bien des côtés ressemble à un suicide différé, ébranla l’opinion publique. Le 24 novembre 2021, cela fera trente ans que le chanteur est décédé. Sa dernière prestation scénique remontait à 1988. Cela implique que bientôt deux générations n’auront eu accès à son énergie prodigieuse et à sa voix exceptionnelle que grâce à des archives audio-visuelles. Du vivant du chanteur, lorsque la musique de Queen semblait à beaucoup de critiques le comble du mauvais goût et de la grandiloquence, peu de gens eussent parié sur une postérité aussi longue.

 

Gilles Banderier

 


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A propos de l'écrivain

Selim Rauer

 

Né à Paris, Selim Rauer est notamment l’auteur d’un roman, La Passion de Pier (2007).

 

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).