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Fragments d’un voyage immobile, Fernando Pessoa

Ecrit par Didier Smal 11.10.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Rivages poche, Langue portugaise, Poésie

Fragments d’un voyage immobile, précédés d’un essai d’Octavio Paz, trad. portugais Rémy Hourcade, 128 pages, 6,60 €

Ecrivain(s): Fernando Pessoa Edition: Rivages poche

Fragments d’un voyage immobile, Fernando Pessoa

 

Lit-on vraiment l’œuvre de Fernando Pessoa (1888-1935) ? Oui, et non. Oui, une première fois, on se laisse porter par les poèmes ou la prose ; non, parce qu’ensuite on ne cesse d’y revenir, suivant les signets ou attendant du vent qu’il ouvre le volume écorné, à force, à une page quelconque qu’on lira puis qu’on rêvera. On sirote, on picore au final plus Pessoa qu’on ne le lit, en somme. Ce picorage, cette maraude quasi, c’est exactement ce que propose le petit volume Fragments d’un Voyage Immobile réédité ces jours-ci par les éditions Rivages dans leur collection de poche – avoir toujours Pessoa à portée de la main, même sous forme de « fragments », en tout lieu, tout moment, ce n’est pas un luxe, c’est une nécessité.

Avant d’aborder les « fragments » en question, considérons la préface, en fait un essai signé Octavio Paz (1914-1998), long d’une quarantaine de pages, intitulé « Un Inconnu de lui-même : Fernando Pessoa » et daté de 1961. Le poète mexicain, lauréat du Prix Nobel de Littérature, s’y livre à une analyse de l’œuvre de Pessoa, éclairant entre autres la notion d’hétéronyme, indispensable pour appréhender les différents recueils du Portugais, signés aussi bien Fernando Pessoa qu’Alberto Caeiro, Ricardo Reis ou encore Alvaro de Campos.

Il s’agit bien de comprendre que Pessoa n’a pas écrit sous pseudonyme mais a inventé intégralement des écrivains aux œuvres distinctes, chacune possédant son style et son propos, certaines s’opposant même entre elles. Paz cite d’ailleurs Pessoa, concernant le style et la langue : « Caeiro écrit mal le portugais ; Campos le fait raisonnablement, bien qu’il lui arrive de commettre des erreurs […] ; Reis l’écrit mieux que moi, mais avec un purisme que j’estime exagéré ».

Pour expliquer ces hétéronymes, Paz utilise une comparaison parlante : « les hétéronymes écrivent dans une seule direction et dans un même courant temporel ; Pessoa bifurque comme un delta et chacun de ses bras nous offre l’image, les images, d’un moment ». On ne saurait mieux dire, et le Mexicain le montre au fil de son bref essai, inscrivant Pessoa dans « la tradition des grands poètes de l’âge moderne, depuis Nerval et les romantiques allemands ». Paz voit en la naissance des hétéronymes une « destruction du moi », ce qui l’amène à conclure que le Pessoa, c’est « l’imminence de l’inconnu », ou de l’homme du futur, en tout cas de l’homme dépourvu de temporalité. Avant d’arriver à cette conclusion, Paz a brièvement évoqué la biographie de Pessoa et, surtout, donné un aperçu aussi exact qu’éclairant de chacun des hétéronymes ; pour cette seule raison, liée au style limpide du Mexicain, la lecture de cet essai est à elle seule une excellente introduction à l’œuvre du Portugais.

La seconde partie du volume, une soixantaine de pages, complète cette introduction par un aperçu du propos de Pessoa en deux cent quarante-deux « fragments prélevés arbitrairement sur les quelques dizaines de milliers de feuillets que nous a laissés l’homme aux masques », ainsi que l’explique Rémy Hourcade, assumant le double rôle d’anthologiste et de traducteur, double rôle dans lequel il excelle tant le lecteur a la double impression d’avoir pu jeter un œil dans chacune des pièces du château littéraire Pessoa (Hourcade désirant « rendre compte de la galaxie Pessoa ») et d’avoir eu l’oreille bercée par les mots du Portugais aux multiples hétéronymes.

Assez intelligemment, l’anthologie est agencée en thématiques qui ne sont pas annoncées : pas d’intertitres, juste un numéro alloué à chaque fragment. Les premiers fragments sont ainsi dédiés au rapport à l’écriture de Pessoa : « Je me dois à la mission dont je me sens investi une perfection absolue dans la réalisation, un sérieux total dans l’écriture », aussitôt inversé : « Mon ambition n’est pas d’être poète ». Car Hourcade, par cette organisation dédiée aux thèmes abordés plutôt qu’aux œuvres hétéronymiques, montre toute l’ambivalence de l’œuvre globale de Pessoa, des « vingt-sept mille quatre cent cinquante-trois textes soigneusement rangés par Pessoa dans sa malle » (cette particularité incite d’ailleurs à se dire que la poésie de Pessoa et ses hétéronymes, c’est un peu la mise à malle du vingtième siècle – que l’on pardonne ce calembour.)

Désireux de montrer aussi toutes les facettes de l’œuvre de Pessoa, Hourcade montre au passage aussi bien le rapport du Portugais à l’écoulement du temps (« J’ai passé ces derniers mois à passer ces derniers mois. Rien d’autre, un mur d’ennui surmonté de tessons de colère », juste pour montrer la puissance d’expression ramassée qu’on trouve chez Pessoa), qu’à la mystique, à l’argent ou encore au nationalisme (doctrine qu’embrassa Pessoa). Ces thématiques sont agencées avec une certaine logique évolutive, comme si l’articulation de ces fragments avait été voulue par Pessoa lui-même. Cela est bien sûr impossible, d’autant que, grande élégance de Hourcade et allègement consécutif de la mise en page et augmentation du plaisir de la lecture, la référence de chacun des fragments ici réunis n’est donnée qu’en fin de volume, et ce n’est donc que dans ces quelques pages que l’on s’aperçoit que Campos succédait à Soares dans les idées, et que de cette confrontation inédite est jaillie une troisième idée, un image nouvelle de l’œuvre de Pessoa.

En résumé, cette brève anthologie des écrits de Pessoa et ses différents hétéronymes (les extraits de lettres côtoient ceux de poèmes) s’adresse tant aux néophytes qu’aux amateurs. Aux premiers, elle offre un premier aperçu des multiples facettes de cette œuvre toujours en cours de découverte et d’édition ; aux seconds, elle offre, outre le très bon essai d’Octavio Paz, l’opportunité de redécouvrir cette œuvre, son petit volume lui permettant de se glisser dans le moindre sac de survie. Quelques mots de Pessoa en cas de fin du monde, ce ne sera pas du luxe.

 

Didier Smal

 


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A propos de l'écrivain

Fernando Pessoa

 

Fernando Pessoa naît à Lisbonne le 13 juin 1888. Son frère décède lorsqu’il a cinq ans et, entre 1896 et 1905, il vit à Durban, en Afrique du Sud, où le second mari de sa mère exerce les fonctions de Consul. De retour au Portugal, il ne quitte guère Lisbonne, où il meurt le 30 novembre 1935, pauvre et méconnu du grand public, malgré son rôle incontesté de chef de file du modernisme portugais et l’importance, qualitative et quantitative, de ses collaborations aux revues littéraires de l’époque. De son vivant, Fernando Pessoa n’a publié que peu de livres ; des dizaines de volumes ont vu le jour depuis sa mort.

 

A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.