Flush, Virginia Woolf (par Martine L. Petauton)
Flush, Virginia Woolf, Gallimard Folio, octobre 2022, trad. anglais, Catherine Bernard, 136 pages, 2 €
Tout petit livre – une grosse nouvelle – qui a tout d’un grand livre, puisqu’à l’instar de la formidable Virginia, rien n’est sacrifié, ni l’histoire, ni les personnages, ni le style et l’écriture, juste parfaits. On est comme devant ces – anciens – livres pour enfants qui rabattaient un volet dépliant illustré particulièrement soigné sur l’histoire écrite en gros caractères. Car ce Flush se regarde, s’entend, se sent bien autant qu’il se lit…
C’est l’histoire de la plus sensible et émouvante histoire d’amour qui soit, celle qui lie un animal et sa maîtresse (ceux qui sont imperméables au genre passeront leur chemin). Flush est un cocker anglais, roux, issu des plus anciennes et nobles lignées d’épagneuls.
« De ce brun foncé qui au soleil se couvre d’éclats dorés ; ses yeux de candides yeux noisette, ses oreilles se finissaient en un gland, ses pattes fines s’ornaient d’un dais de franges, sa queue était large ».
Flush est un aristocrate vivant à la fin du XVIIIème siècle dans un milieu bien né de la verte Angleterre. Petit, car le livre balaye ce que Woolf nomme « biographie », ses maîtres – une maîtresse déjà – sont désargentés, ce qui était fréquent dans ces castes, et la vente du jeune chien se posa et se fit à grand regret. Fini pour le cocker de gambader, de rêver chasses, renards et perdrix, adieu les amourettes (« à peine né, Flush devint père »). On ne le céda qu’à une chère amie, car « Flush était digne de Miss Barrett et Miss Barrett était digne de Flush ». Le nouveau logis – la grand ville, Londres – est sis dans Wimpole street « que jamais une brique ne soit déplacée, que jamais un boucher n’omette de livrer ou une cuisinière de prendre livraison du filet, des côtes de mouton, car tant que survit Wimpole street, la civilisation est en sécurité ». La nouvelle maîtresse tient souvent la chambre, un peu mélancolique, quelques faiblesses digestives, de très longs tête-à-tête qui vont permettre au chien et à la dame de s’apprivoiser (terme approprié aux deux). La curiosité de Flush sera sans limites face à cette autre espèce, et ses lieux : les odeurs, celle de l’eau de Cologne de la chambre qui le révulse, se voir et avoir peur dans les miroirs ! comprendre que la porte d’entrée ferme définitivement la liberté. Comparer le visage de la malade et le sien si plein de vie, et buter un jour sur cette évidence : « elle avait le don de la parole. Il en était privé. Elle était une femme. Il était un chien ». Ce confinement fit se déployer l’amour exclusif et fidèle à la manière unique des chiens, tandis qu’elle le nourrissait des reliefs des repas qu’elle ne finissait pas. Puis il fallut apprendre la dureté de la vie ; la terrible jalousie face au fiancé et la magnifique résilience de Flush, et – terrible épisode propre à l’époque – son vol par des truands contre rançon (à ne pas lire aux enfants).
C’est la biographie de Flush, celui (celle) qui tient la plume dit « il » mais c’est le cocker qui dit « je ». C’est donc un récit depuis sa hauteur, ses yeux, son nez, le bourdonnement bruyant de ses rêves, mais ce qu’il regarde amoureusement, ce dont il fait part, c’est de sa vie à « elle », et peu de pages ont su le faire avec un tel souci de détails, de descriptions des émotions, des ressentis – ceux de la maîtresse et de Flush indissociables, interchangeables. Il la regarde attendre et lire des lettres, il sait, il devine le contenu à son visage, à ses intonations. On veut croire qu’il n’est pas loin le temps où elle lui apprendra à lire… Quand le moment vint pour Miss Barrett de s’enfuir, « quittant les tyrans (sa famille intrusive) et les voleurs de chiens », et de s’installer en Italie, le récit de Flush devient lyrique : plus de confinement, du soleil, de l’air, des dalles fraîches, et une société sans castes : plus d’aristocratie canine et une jeune Italie construisant son imminente unité à coups de révolutions.
La vie s’écoule, la vieillesse de l’une, la mort si douce de l’autre. « Différents, pourtant issus du même moule, chacun incarnant peut-être ce qui sommeillait en l’autre ».
Chaleur si particulière d’une lecture comme celle-ci, qui nous suivra et d’un coup dans la rue, nous fera sourire au cocker qui passe : « un Flush » ! sans que comprenne celui qui est au bout de la laisse…
Martine L Petauton
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