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Étonnante fragilité, Virginie Megglé (par Pierrette Epsztein)

Ecrit par Pierrette Epsztein 21.11.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais

Étonnante fragilité, Virginie Megglé, Éd. Eyrolles, octobre 2019, 144 pages, 16,90 €

Étonnante fragilité, Virginie Megglé (par Pierrette Epsztein)

 

Dans Étonnante fragilité, paru aux éditions Eyrolles, Virginie Megglé amorce son dernier essai par ce constat : « Dans une société où la réussite est le maître-mot, la fragilité inquiète. Souvent confondue avec la faiblesse… le mot même de fragilité semble nous mettre en danger ». En 1998, Alain Ehrenberg a déjà évoqué ce phénomène, de son point de vue de sociologue, dans un ouvrage au titre révélateur : La Fatigue d’être soi, Dépression et société. Il y développe ce que peut provoquer en chacun de nous « Ce culte de la performance » et quels sont les outils dont nous disposons pour nous y soumettre ou pour y résister.

Virginie Megglé va aborder ce sujet sur son terrain, celui de la psychanalyse. Nous portons tous en nous une fragilité originelle puisque la séparation du corps de la mère préside à notre existence. La condition humaine nous impose de nous confronter à cette réalité à laquelle nous ne pouvons pas échapper : nous sommes nés « fragiles », « dépendants », et nous avons un besoin vital d’être « accueilli » pour pouvoir faire face aux aléas de la vie. Toute notre vie est ainsi conditionnée par la façon dont nous allons assumer cet état de fait.

Si tout démarre dans l’enfance, alors, il est important de démêler comment notre venue au monde a été accueillie par nos parents. Notre naissance peut provoquer chez eux une attitude de refus, de rejet, d’indifférence ou, a contrario, leur inspirer des exigences excessives auxquelles, intentionnellement ou inconsciemment, nous allons tenter de nous plier. Face à ces situations, comment chacun de nous peut-il réagir ? Au fil des pages de son essai, l’auteur va explorer différents comportements possibles en choisissant des exemples révélateurs, empruntés à différents champs qu’elle a pu rencontrer chez des personnalités célèbres ou inconnues et même en faisant parfois références à sa propre histoire. Et, surtout, elle va ouvrir grande la porte vers des issues de lumière possibles et souhaitables.

S’il nous semble primordial d’admettre d’emblée que chez tout humain, l’âge biologique, l’âge sociologique et l’âge psychique sont disjoints, que certains d’entre nous paraissent plus jeunes ou plus vieux que leur âge, que certains réussissent des études brillantes, poursuivent des carrières prestigieuses, et que pourtant beaucoup d’entre eux ne parviennent jamais à mûrir psychiquement et restent, toute leur vie, des petits enfants malheureux qui n’arrivent pas à affronter l’existence dans sa complexité instable, alors nous pourrons mieux comprendre l’importance de cet essai qui nous permet de mieux déceler nos comportements et ainsi d’y faire face avec une lucidité plus confortable et plus apaisée. Dans un premier temps, cheminons avec l’auteur, vers les voies d’impasses. Certaines circonstances font que nos fragilités sont empêchées. Toute séparation, toute transformation, intérieure ou extérieure, dans notre esprit ou dans notre corps, ravive en nous la crainte de l’abandon en tout lieu, tout milieu et toute circonstance. Que décidons-nous de faire de nos jours ? L’adolescence, par exemple, est un moment de métamorphose, souvent difficile à traverser. Et les stratégies de défense que garçons et filles élaborent avec une grande inventivité paraissent incompréhensibles à ceux qui en ont la responsabilité. Mais même à l’âge adulte, certaines personnes ont trop souvent recours à de multiples ruses pour masquer leur fragilité qui pourtant s’avèrent toutes inefficaces. Certains, pour « revendiquer leur supériorité », se lancent dans une course effrénée au pouvoir. Cette soif de dominer s’avère en fin de compte dérisoire à apaiser angoisses et souffrances. Les hystériques, hommes ou femmes, passent leur vie à chercher des modèles inaccessibles pour mieux réussir à les écraser de leur mépris. Mais cela ne les rend pas plus heureux pour autant. Les « victimaires » s’enferment dans leur désespoir et se réfugient dans la dépression, la maladie ou les « paradis artificiels » prenant ainsi le risque de se détruire et même d’en mourir. Ou projettent leur souffrance vers l’extérieur, croyant naïvement résoudre ainsi leur mal-être en accusant l’autre quel que soit le nom qu’ils leur donnent : les parents, les adultes, la société, les étrangers entre autres. Cela peut les conduire aux pires violences.

Ces personnes qui choisissent la voie du déni refuseront l’assistance d’une personne extérieure qui pourrait alléger le poids de leur blessure d’enfance. Tout plutôt que de regarder en face leur « vulnérabilité ». Ces individus qui se drapent dans des attitudes de « toute puissance infantile » ne réalisent pas que cette protection est chimérique, et ne leur est finalement d’aucune aide pour se confronter aux difficultés qu’elles rencontreront forcément sur leur route. Car aucun chemin de vie n’évite épines et broussailles. Le « non » est plus difficile que le « oui ». Tout accepter peut nous laisser croire que c’est le prix à payer pour être aimé. Cependant, Virginie Megglé nous guide vers une autre et plus séduisante alternative. Nous avons le choix de refuser. Choisir d’être aimé pour ce que nous sommes et pas plus. Nous pouvons refuser de devenir une « idole » comme l’a été Marylin Monroe, qui, parce que née dans une famille dysfonctionnelle, parce qu’elle n’a jamais réussi à s’aimer, a voulu être adulée des foules et a payé son succès d’un prix exorbitant. Pour parvenir à incarner « La Figure de la féminité », elle a transformé son corps parce qu’elle se trouvait laide, s’est gavée de médicaments pour résister aux pressions de Hollywood, s’est soumise aux volontés d’un gourou qui ne l’a jamais comprise. Mais « être adulé n’est pas être aimé ». Et elle a fini, jeune, à renoncer à la vie, du fait de ne pas avoir été reconnue dans son enfance.

Nous pouvons refuser de nous incliner devant la volonté d’un patriarche tyrannique qui a détruit toute sa famille comme l’a fait John Fitzgerald Kennedy. Pour s’imposer au sommet de l’Etat américain, il a dû maltraiter son corps souffrant, oublier son moi profond, toujours refuser ses limites, ne jamais se montrer fragile, mais au contraire accumuler les victoires et les conquêtes et se contraindre sans cesse à « se tenir debout » envers et contre tout. Il l’a payé de sa vie, lui aussi. Et tout cela a fini dans l’horreur et dans le sang.

Nous pouvons refuser de vénérer une mère une fois qu’elle est morte et passer sa vie à regretter de ne pas l’avoir assez aimée de son vivant comme l’écrit Albert Cohen dans Le Livre de ma mère. Pour écrire ce « tombeau poétique », l’auteur en fait une sorte d’« idole ». Et ce livre peut nous rendre mal à l’aise ou coupables. Combien d’enfants ont eu le courage de reconnaître que leur mère était tout simplement une femme ordinaire avec ses qualités, certes, mais aussi ses défauts. La peur de la perte est constante en nous, et dans même mouvement il nous faut apprendre que la perte des parents ne résoudra rien et ne nous soulagera aucunement. Toute tentation de l’hybris est dangereuse pour notre santé mentale. Heureusement, Virginie Megglé nous offre des remèdes pour nous mener sur une voie plus accessible et oh combien plus engageante. Lorsque certaines conditions sont réunies, il est toujours possible de se ressaisir et parvenir enfin à être soi, quels qu’aient été les traumatismes auxquels nous avons dû être confrontés. Et il n’est jamais trop tard pour parvenir à nous reconstituer et à nous retrouver dans notre vérité intérieure. Une renaissance est toujours possible, car sur cette terre, nous pouvons, si nous le décidons, vivre plusieurs vies.

Nous pouvons oser, comme l’ont fait Rimbaud, Chopin et bien d’autres, créer une œuvre en nous servant justement de nos « étonnantes fragilités ». Pourquoi sommes-nous séduits par un écrivain comme Patrick Modiano ? Peut-être justement parce que ses bégaiements nous touchent, que ses romans atteignent, en nous, notre part de vulnérabilité et que dans les blancs de ses textes il laisse transparaître sa poignante incomplétude. Mais nous ne sommes pas obligés de nous arrêter pas à ces exemples prestigieux. Nous pouvons, comme le fait l’auteur, nous reporter à des gens du commun qui peuvent par leurs expériences nous permettre de dépasser nos peurs de changements. Il n’est jamais trop tard pour réviser la vision que nous portons sur nous-mêmes. Et si le sexe « dit faible » est plus facilement enclin à reconnaître sa fragilité, ce constat est valable aussi pour les hommes, qui trop souvent affichent une fausse « virilité » qui peut les conduire aux pires excès dénoncés avec courage par le mouvement « Me too » qui a enflammé la planète. Quand, au fil des jours, la souffrance colle à la peau et devient insupportable, quand la parole est empêchée, quand les mots deviennent impuissants à dire, quand le corps hurle par la voix du symptôme, il suffit parfois d’accepter de nous tourner vers une personne qualifiée, qui a elle-même fait un travail de retour sur elle, pour se laisser aller à la rencontre vers la part enfouie en nous et qui nous blesse, nous déchire et nous empêche de vivre. Elle saura, parce que c’est « le métier impossible » qu’elle a choisi d’exercer en toute modestie, nous écouter sans nous juger. Et si nous savons lui accorder notre confiance, elle pourra nous permettre de faire un pas de côté, de nous ouvrir à d’autres espaces, à d’autres perceptives que celle de la résignation. Certes, c’est un long et parfois douloureux voyage auquel nous devons nous préparer car ce qui est ancré en nous depuis notre prime enfance n’est pas aisé à déloger. Au bout de cette traversée, nous nous sentirons plus légers, moins enfermés dans les filets mortifères de la répétition, plus en accord avec notre véritable réalité. Nous nous sentirons libérés du poids d’une partie importante de notre passé qu’il ne s’agit nullement de renier mais de renoncer à ce qu’il a pu avoir de nocif pour faire fructifier ce qu’il portait en lui de meilleur.

Alors, nous pourrons nous accepter tels que nous sommes avec nos limites, notre vulnérabilité, les concessions que nous aurons consenties par rapport à un idéal illusoire. Si nous devenons capables d’un peu mieux nous aimer, nous pouvons espérer accepter l’improbable et être ainsi apte à aimer « l’autre », cet étrange étranger. Nous pourrons, délestés d’une partie du poids de notre passé trop lourd à porter et enfin, hors du moi étriqué, porter un regard amoureux tendu vers le monde, dans un sentiment de plénitude qui nous rendra pleinement présents, les yeux tournés vers le dehors. Nous pourrons nous oublier pour nous hisser jusqu’à l’émerveillement, accédant ainsi à cet entre-deux, à mi-chemin de l’objet et de soi qui nous permettra la surprise, la générosité et la bienveillance. Nous pourrons jouir de la beauté du présent qui s’offrira à nous par surprise, sans vouloir prendre, altérer ou posséder. Accepter nos limites ne veut pas dire renoncer à nous réaliser au plus près de nos désirs. C’est de nos « vies minuscules » que peut parfois jaillir « la joie » lorsque nous réussissons à les transfigurer en œuvre d’art. Et l’art existe dans tous les domaines aussi insignifiants qu’ils puissent apparaître vus de l’extérieur. Il va s’agir d’apprendre à trouver en nous-mêmes nos références propres et de nous laisser traverser par nos propres émotions. Apprenons à garder précieusement chaque étincelle et en faire une lumière pour avancer dans notre existence. Sachons, face à l’adversité, humour garder, accueillir les surprises, les heureuses coïncidences, s’accrocher au possible et le mettre en acte. Nous nourrir de la singularité de l’autre qui nous enrichit.

Si cet ouvrage nous touche au plus profond, c’est probablement parce que, dans son écriture, Virginie Megglé laisse transparaître sa propre fragilité. Ce livre porte une analyse fine servie par une écriture sensible et poétique exempte de toute mièvrerie. L’auteur ne cherche nullement à se réfugier derrière le jargon de la théorie psychanalytique. Celle-ci fait discrètement sentir sa présence dans les témoignages qu’elle expose. Elle ne se perche pas non plus en surplomb, ni elle ne se réfugie à l’extérieur de son dire, comme un « sachant » qui adopterait un « discours savant » pour écraser le lecteur. Elle n’utilise pas le « vous » qui la placerait en position de domination. Elle préfère utiliser le « nous » qui l’implique totalement. Elle se risque même parfois très discrètement au « je ». Sa langue se veut simple et accessible à tous. Elle est ainsi pleinement partie prenante de son discours.

Cet essai se clôt sur une ode à la jeunesse. L’auteur lui fait confiance pour ne plus se laisser envoûter par les sirènes de la consommation auxquelles l’assujettit la publicité elle-même se pliant aux lois impitoyables du marché et de la finance. La jeunesse, plus éduquée qu’autrefois, plus consciente, plus lucide que ses aînés, n’est plus prête à être facilement inféodée. Elle aspire à faire rayonner la vie sur une planète respirable où la nature s’offrira à elle comme un précieux cadeau. Elle prétend pouvoir vivre au présent, pouvoir bénéficier des petits instants de joie de chaque moment du jour. Mais aussi combattre toute intolérance et se réjouir de l’altérité. « Ne vaut-il pas mieux, pour réussir, être conquérant ? ». Cette idéologie qu’on leur a fourrée dans la tête, ils la refusent de plus en plus. Leur idéal est de moins en moins de devenir « un premier de cordée » en coupant la corde de ceux qui sont derrière et dont ils se sentent de plus en plus responsables.

Pour présenter un dernier salut à ce texte, nous céderons la parole au poète et romancier Alain Nouvel qui écrit ceci qui ponctue bien cet essai : « L’état de paix est celui qui permet à chacun de mener ses guerres intimes, d’en réguler l’agenda, de s’affronter, à son rythme et avec ses armes (qu’il s’agisse de la plume, du pinceau, d’un clavier ou de tout autre moyen d’expression et d’investigation), à ses propres monstres ».

 

Pierrette Epsztein

 

Virginie Megglé est une psychanalyste française qui travaille en région parisienne. Elle est spécialiste de la philosophie adlérienne. Passionnée depuis toujours par l’enfance et la création, elle est fondatrice de l’association et du site Internet « Psychanalyse en mouvement ». Elle a publié entre autres, aux éditions Eyrolles : Face à l'anorexie Le visible et l'invisible (2006), Entre mère et fils Une histoire d’amour et de désir (2008)Les séparations douloureuses Guérir de nos dépendances affectives (2015), Quand l’enfant nous dérange et nous éclaire (2018), Étonnante fragilité (2019).

 

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A propos du rédacteur

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Rédactrice

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Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.