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En remontant vers le Nord, Lilyane Beauquel

Ecrit par Theo Ananissoh 15.04.14 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Gallimard

En remontant vers le Nord, janvier 2014, 235 pages, 18 €

Ecrivain(s): Lilyane Beauquel Edition: Gallimard

En remontant vers le Nord, Lilyane Beauquel

 

 

La trame est claire et épurée, à l’image d’un conte comme le qualifie du reste le bandeau. Mais c’est une histoire dense, avec des personnages intenses, qu’ils soient principaux ou secondaires. Au point que le lecteur, tout le long, suppose sans cesse un sens métaphorique qui ne se laisse pas aisément saisir.

Un pays nordique, à la fin du XIXè siècle. Sven, le narrateur, a fui sa vallée natale à l’âge de dix-sept ans. Pendant dix ans, il erre à travers le monde, étudie, devient ingénieur ; puis le voici de retour, chargé d’une mission : creuser un tunnel qui désenclavera ces vallées recluses.

Les tout premiers chapitres du roman décrivent avec un surprenant mélange de vigueur et de poésie la fuite de Sven puis ses retrouvailles avec le pays.

« Je partais.

Sur un coup de cornes fâchées contre le pays tout entier, montagnes, eaux, forêts et étendues d’herbe et de glace ».

« J’ai quitté la haute envolée de mes montagnes pour d’autres sommets et l’incertain tracé de la surprise ».

« Mon père, ses cheveux gris, griffure d’acier. On s’étreint sans un murmure, empaquetés dans le regard de ma mère devenue toute petite. Avec elle mon prénom prononcé comme à l’enfance, Sven et son souffle prolongé, cette sensation, fragile comme une ruine ».


La vallée à laquelle Sven s’est arraché, encore adolescent, n’est pas celle où son père est né, lui. Déjà celui-ci, autrefois, avait fait une semblable fugue radicale, quittant la vallée de ses ancêtres pour une autre ; laissant derrière lui, comme le reproduira son fils, sans aucun regard en arrière, parents et petite amie. Et comme un fait exprès, c’est précisément dans cette vallée-là, celle de ses ancêtres, que doit être creusé le tunnel. Heureux, enthousiaste, Sven refait en sens inverse le chemin de fuite de son père, (re)découvre des paysages qui le rendent lyrique – le lyrisme concret si l’on peut dire d’un homme qui croit au progrès.

 

« Des hommes et des hommes avant moi ont déballé leur regard sur ces sentiers et l’ont mis en bandeau sur les gorges, les courbes, les creux noirs et les sommets. Ils appartiennent à des mythologies dressées contre ce que j’avais atteint : les environnements inconnus, les chantiers aboutis, les édifices achevés, le béton et les rumeurs des villes ».

« Me voici tout près du premier temps des économes du monde, soucieux de leur survie ».


Cette joie face à la nature va être vite confrontée aux effets d’une existence depuis toujours autarcique, aux croyances têtues d’un monde où les hommes « vantent le pareil, le continué et le répété ». Sven découvre qu’il est d’un clan (les Landsen) et pas d’un autre (Les Zir ou les Minuscules), qu’il est héritier de rivalités ancestrales, de haines tenaces dont les causes ont été oubliées par tous. Ces montagnes qui ouvrent sur des horizons infinis enferment en réalité les hommes. Le monde ici est opaque. Des secrets, des rumeurs, des superstitions. Silke dont Sven tombe amoureux, au détour d’une phrase chuchotée par tel vieux, serait, en réalité, sa propre demi-sœur ; les incidents, petits ou grands, sur le chantier du tunnel sont attribués sans hésitation par les uns aux mœurs des autres.

 

« Les Oreilles-Bijoux sont accusés de ces événements, pour les avoir attirés par leur arrogance. Ils ont trop tiré sur la ligne tendue entre le ciel et la vallée ».


Le tunnel lui-même, bien que facteur d’agréables changements (salaires…) et même par moments d’espoirs heureux, est volontiers vu comme source de malheurs potentiels et imprécis.

Dieu est absent ici, dans ces vallées perdues. Les hommes sont entre eux ; ils recourent les uns et les autres à ce qu’ils ont sous la main, c’est-à-dire à eux-mêmes, au frère, à la sœur, au cousin, au voisin pour tenter confusément de conjurer leurs propres peurs et angoisses.

Obstiné, mine de rien, Sven n’est jamais longtemps déconcerté. Il est convaincu qu’un « tunnel perce la mauvaise part de la terre et de soi ». Et surtout, il nous le raconte avec un langage qui est une vraie réussite dans ce deuxième roman.

 

Théo Ananissoh

 


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A propos de l'écrivain

Lilyane Beauquel

 

Lilyane Beauquel, agrégée de lettres, a mené des ateliers artistiques avec des artistes auprès de ses élèves et étudiants en danse contemporaine et arts visuels. Elle a initié une soixantaine d’expositions dans des galeries universitaires en Lorraine. Elle a écrit sous le nom de Lilyane Mourey une étude des contes de Grimm et Perrault. L’écriture romanesque a pris corps dans son premier roman publié chez Gallimard en août 2011. « Inspiré du cimetière allemand de Thiaucourt en Lorraine, Avant le silence des forêts raconte un an de guerre dans la vie quotidienne en Lorraine du côté bavarois : une vision poétique et sensible portée par quatre très jeunes soldats jetant sur leur destin un regard nostalgique de la vie qu’ils n’auront jamais. Et pourtant un chant d’amitié et d’adhésion au bonheur, à l’accent doux et fragile ».

 

A propos du rédacteur

Theo Ananissoh

 

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Domaines de prédilection : Afrique, romans anglophones (de la diaspora).
Genre : Romans
Maisons d'édition les plus fréquentes : Groupe Gallimard, Elyzad (Tunisie), éd. Sabine Wespieser

Théo Ananissoh est un écrivain togolais, né en Centrafrique en 1962, où il a vécu jusqu'à l'âge de 12 ans.

Il a suivi des études de lettres modernes et de littérature comparée à l’université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle. Il a enseigné en France et en Allemagne. Il vit en Allemagne depuis 1994 et a publié trois romans chez Gallimard dans la collection Continents noirs.

Il a aussi écrit un récit à l'occasion d'une résidence d'écriture en Tunisie, publié dans un ouvrage collectif : "1 moins un", in Vingt ans pour plus tard, Tunis, Ed. Elyzad, 2009.

 

Lisahoé, roman, 2005 (ISBN 978-2070771646)

Un reptile par habitant, roman, 2007 (ISBN 978-2070782949)

Ténèbres à midi, roman, 2010 (ISBN 978-2070127757)

L'invitation, roman, Éditions Elyzad, Tunis 2013

1 moins un, récit, (dans Vingt ans pour plus tard), 2009