Dieu n’a jamais voulu ça, Jonathan Sacks (par Gilles Banderier)
Dieu n’a jamais voulu ça, Jonathan Sacks, Albin-Michel, mars 2018, trad. anglais Julien Darmon, 366 pages, 20 €
Au mitan du XXesiècle, alors que deux puissances qui détenaient chacune assez d’ogives nucléaires pour faire disparaître toute forme de vie sur terre s’observaient ombrageusement, l’une guettant chez l’autre le moindre geste hostile, rares étaient ceux à imaginer que, si l’humanité échappait à l’anéantissement atomique, elle devrait ensuite affronter une très ancienne croyance. Pour beaucoup, selon un schéma faux, les « grandes religions » (et les petites également) étaient destinées soit à disparaître, soit à subsister à l’état de fossiles. Après un XXesiècle monstrueux, on plaça de grands espoirs dans le XXIesiècle. La « fin de l’histoire » verrait enfin advenir le règne paisible de la paix perpétuelle prédite par les Lumières. Ces espoirs s’effondrèrent en même temps que le World Trade Center. La stupeur fut générale, à l’exception de ceux qui, dès 1979 et la révolution iranienne, avaient compris ce qui était en train de se produire. Le méchant génie sortait à nouveau de la lampe.
Sir Jonathan Sacks n’étudie pas la violence religieuse en général. Il n’évoque pas la cruauté perverse et hystérique des religions amérindiennes d’avant Colomb. Son propos englobe les trois religions faussement dites « du Livre » : le judaïsme, le christianisme et l’islam. L’existence d’une figure commune (Abraham) ne peut masquer des différences cardinales. Certaines pages de Dieu n’a jamais voulu ça sont d’un intérêt prodigieux ; d’autres susciteront la controverse.
Dignes de tous les éloges sont les explications de textes : guidé, entre autres, par Freud et René Girard, Jonathan Sacks relit des textes que nous pensions connaître parfaitement : la vie d’Abraham, celle de Jacob, l’exil de Joseph. Depuis des siècles qu’on lit ces pages et depuis des années qu’on les pratique soi-même, on a l’impression qu’il ne reste plus rien de neuf à dire. Or le grand-rabbin Sacks parvient à proposer de nouvelles interprétations. Ceux qui composèrent la Bible hébraïque, pour la plupart et à jamais anonymes, furent de très grands écrivains et leurs œuvres gagnent à être lues comme telles, en oubliant les chicaneries des exégètes.
D’autres considérations, en revanche, exigent d’être nuancées. Jonathan Sacks écrit qu’« aucune des grandes religions ne peut affirmer de manière péremptoire que ses mains “n’ont jamais verséde sang innocent” » (p.37). Peut-être, mais en tout cas pas dans les mêmes proportions. Jonathan Sacks dépense une certaine énergie à dégager, dans l’histoire, un phénomène qui, avec beaucoup de bonne volonté, peut se ramener à moins d’une douzaine d’occurrences : la violence juive. Le dossier apparaît quasiment vide. Entre Pharisiens, Saducéens et Esséniens, qui se détestaient (la littérature exhumée à Qumrân est souvent virulente), il n’y eut jamais de Saint-Barthélemy. Comme le signalait Rémi Brague (dont l’essai Sur la Religion est à lire en même temps que Dieu n’a jamais voulu ça), on ne connaît, passés les temps bibliques et la destruction du Temple, qu’un seul exemple de violence exercée par des Juifs à l’encontre des croyants d’une autre religion, et encore s’agissait-il peut-être plus de violence politique que de coercition religieuse. L’essentiel est là : le judaïsme n’oblige personne à se convertir, qui admet la possibilité, pour des non-Juifs, d’accéder à la vie éternelle et au « monde à venir », à condition d’observer les sept commandements que le Talmud place sous l’invocation de Noé (donc censément antérieurs aux Dix commandements, destinés aux seuls Juifs). Peu de textes sont aussi critiques à l’égard du peuple élu que la Bible hébraïque, laquelle refuse tout processus de victimisation : si cela ne va pas, ce n’est pas la faute des autres. Les empires qui avaient asservi Israël obéissaient à la volonté de Dieu, pour punir les fautes commises par le peuple hébreu. Le judaïsme, qui a dans l’ensemble évité le poison des schismes, ignore un principe tel que « hors de l’Église point de salut » (IVeconcile de Latran) et n’a jamais forcé quiconque à se faire Juif. La violence chrétienne, qu’elle se soit exercée à l’encontre d’autres chrétiens ou de croyants de religions différentes, fut réelle, mais semble appartenir à un passé encore trop proche (Irlande du Nord). Certaines formes de violence paraissent étrangères tant au judaïsme qu’au christianisme : on n’a jamais vu un Juif orthodoxe, en bekesheet toque de fourrure, détourner un avion pour le lancer sur un gratte-ciel. Aucun chrétien ne s’est jamais fait exploser au milieu d’une foule en hurlant « Notre Père qui êtes aux cieux ». Dans le paysage mondial, l’islam pose des problèmes particuliers, qu’on ne saurait atténuer ou escamoter par comparaison avec une hypothétique violence juive ou chrétienne. Les explications qu’on pourrait qualifier de « naturalistes », suivant lesquelles l’islam traverserait une sorte d’étape critique de son développement, une crise de croissance, ne sont pas convaincantes (« Ce que le judaïsme a connu au Iersiècle, ce que le christianisme a traversé au XVIesiècle, l’islam l’endure aujourd’hui » p.299). Lorsque les Chrétiens sont violents, ils dévoient le message du Christ ; lorsque les musulmans sont violents, ils suivent le « bel exemple » de leur Prophète. Il n’existe pas une période où l’islam aurait été pacifique et respectueux des autres religions. S’il est bon de rappeler que le Coran a repris le fameux adage talmudique « Quiconque sauve une vie sauve l’univers entier » (Talmud de Babylone, traité Sanhédrin 37a) gravé sur la médaille remise aux Justes parmi les nations, il faut préciser, comme l’a fait Rémi Brague, qu’il l’assortit d’une exception tellement élastique qu’elle en annule la portée.
Membre de la Chambre des Lords, sir Jonathan baron Sacks d’Oldgeight n’est pas seulement un exégète étincelant. Il est également un homme public, dans un pays où la tolérance religieuse est une tradition. Cela explique-t-il qu’il n’ait pas voulu mettre l’islam en face de sa singularité et de ses responsabilités ? En face de son destin ?
Gilles Banderier
Jonathan Sacks est l’ancien Grand-Rabbin de Grande-Bretagne. Il est l’une des plus grandes voix juives de notre époque. Un autre de ses nombreux livres a été traduit en français, La Dignité de la différence (Bayard, 2004).
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