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Dictionnaire des anthropologies, Mathilde Lequin & Albert Piette (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 03.02.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Dictionnaire des anthropologies, Mathilde Lequin & Albert Piette (dir.), Presses Universitaires de Paris Nanterre, septembre 2022, 1076 pages, 25 €

Dictionnaire des anthropologies, Mathilde Lequin & Albert Piette (par Marc Wetzel)

 

Quand il arrive qu’on s’ennuie, le fait est là : on ne se sent alors plus guère avancé d’être un homme. On pense le monde, mais rien pourtant ne nous y intéresse. De même, dans l’angoisse : on préfèrerait carrément alors (mais toujours en vain, car toute préférence est humaine) ne pas être homme. On y est face au néant (chance que n’a jamais l’animal), sans face à face possible. Enfin dans la perplexité intellectuelle (troublé de devoir choisir sans savoir quoi, cherchant l’idée qui invaliderait les autres en terminant le problème), notre propre irrésolution, justement, nous paraît exclusivement et invinciblement humaine. Par exemple dans ce Dictionnaire des anthropologies, quand les conceptions de l’humain de 115 penseurs nous sont (en huit-dix pages chacune) remarquablement restituées, presque toutes convaincantes et presque toutes incompatibles, une certitude naît de notre trouble même : l’homme est l’être que la diversité des réponses à la question de son être rend perplexe. L’homme est le seul animal que le problème qu’il est intéresse : les problèmes qu’ils ont semblent largement suffire à tous les autres animaux.

Tous les auteurs constatent que l’homme est l’animal qui fabrique, c’est-à-dire qui rend réel, à partir de la nature, quelque chose qui la dépasse et qu’elle ne peut produire spontanément (et qu’il devra donc transmettre lui-même pour le pérenniser). Fabrication est production efficace et intelligente ; elle est production du vivable dans le travail outillé, production du pensable dans le langage articulé, production du juste (d’un arbitrage légitime – c’est-à-dire impartial et désintéressé – des interactions humaines) dans la convention réglée. Pour l’être humain, en effet, le travail porte son rapport au monde, la parole son rapport à lui-même, le droit son rapport aux autres. On peut montrer que travail, parole et droit sont inséparables (dès que l’homme a su façonner des outils permanents, il a dû pouvoir se dire comment les faire et juger des modalités, titres et conséquences de leurs propriété et usage) ; on peut aussi relier ces trois dispositions proprement humaines aux capacités essentielles des êtres vivants (apprentissage, autocatalyse et homéostasie, selon Stuart Bartlett), puisque le travail est un apprentissage des efforts féconds, une élaboration toujours perfectible de l’utile, la parole est comme une autocatalyse des symboles ou signes pensants et le droit une équilibration des torts ou une tierce régulation de l’appropriable. Mais les mystères demeurent : la vie (quelle que soit sa propre émergence…) a-t-elle produit l’espèce rationnelle par hasard ou par projet ? L’a-t-elle fait pour elle (la vie) ou pour nous (l’espèce pensante) ? Pouvait-elle anticiper ce que l’homme ferait d’elle en retour ? Y a-t-il encore simple « continuité » entre vie organique et pensée rationnelle quand il est clair que l’homme est le seul être à pouvoir travailler sur ses rapports mêmes au monde, pouvoir parler de soi et pouvoir juger pour les autres, ce qui change par définition tout puisque par là l’homme dispose de moyens exclusifs d’accéder au Tout ? Mais la question la plus délicate (et précieuse !) reste sans doute celle-ci : que peut changer à la vie de l’homme de prendre connaissance de telle ou telle conception (de telle considération des caractéristiques) de son espèce ? Quel salut peut-il attendre de la considération active de sa nature ? Vit-on plus humainement de se demander ce qu’est l’existence humaine ?

Car la question de l’être de l’animal humain n’est pas du tout réglée. Francis Wolff, dans son admirable Notre humanité (Fayard, 2010), a montré que les successives (et chaque fois décisives) conceptions de l’essence humaine devaient échouer. Si l’homme aristotélicien se déclare à bon droit « animal rationnel » (pouvant assurer contrôle logique de ses idées et maîtrise raisonnable de ses désirs), ni l’origine de la raison pourtant, ni la juste répartition des capacités de raison, ni l’évolutivité des performances rationnelles ne sont par là assez expliquées ou garanties. Si, en second lieu, l’homme cartésien se voit à juste titre « substance pensante liée à un corps (matériel et non-pensant) », l’homme a-t-il donc souveraineté sur tout ce qui, hors de lui et en lui, ne pense pas ? Tous les êtres privés d’âme humaine ont-ils alors égale indignité ? Si, troisièmement, l’homme des « sciences humaines » se définit par son « inconscient structural » (il est régi par ses désirs refoulés, ses habitudes de classe, ses tics et tocs de langue, ses secrets de famille, ses tabous éducatifs…), s’il n’est donc pas le « sujet » qu’il croit être, et s’il ne peut échapper aux sciences mêmes qui lui montrent qu’il s’échappe à lui-même, comment en sera-t-il responsable, et que changerait pour lui de consentir ou non à être mystifié ? En quoi la révélation de son opacité à lui-même l’éclairerait-elle en quelque façon ? Enfin, si l’homme se convainc, de nos jours, par les neurosciences et le génie génétique qu’il est « un animal comme les autres », pourquoi les autres animaux ne sont-ils pas comme lui (technologues, discoureurs et juristes), et surtout, qu’en conclure : qu’il faut traiter les animaux en hommes ou les hommes en animaux ? Peut-on espérer que les animaux se reconnaîtront les uns aux autres, en les faisant respecter, les droits mêmes que nous leur concèderions ? L’homme sera-t-il pour l’homme un animal de compagnie, ou sauvage, ou de rente ? Et qu’est-ce que cet « animal comme les autres » paradoxalement seul de tous à pouvoir s’estimer tel ? La seule génétique peut-elle expliquer que l’homme soit le seul animal généticien ?

C’est pourquoi Kant (et avec lui toute la réflexion philosophique) rappelle utilement que si « toute chose dans la nature agit d’après des lois », l’être humain y ajoute cette double étrange capacité d’agir d’une part selon la représentation qu’il se donne des lois (sa volonté s’exerce donc selon des principes raisonnables qu’il peut élaborer, énoncer et contrôler), d’autre part selon les lois mêmes régissant ses représentations (son intelligence s’exerce selon des principes logiques eux-mêmes à portée consciente de travail, formulation et régulation de son esprit). C’est pourquoi une anthropologie doit, encore et toujours, aider à établir ce que la volonté et l’intelligence humaines peuvent et doivent changer à la vie même dont elles sont issues. Comment délimiter (dénoncer, et combattre) l’inhumain si l’on renonçait à tout établissement anthropologique de l’humain ? Comment les transhumanismes s’accorderont-ils sur cela même qu’ils se font forts de dépasser ?

On n’échappe donc pas à la pertinence de la question, c’est-à-dire à l’exigence de l’énigme de l’homme. Si l’on dit : il n’y a pas d’essence humaine (circulez, philosophes, il n’y a rien à concevoir) parce que tous les traits proprement humains sont des données socio-historiques, transitoires et révisables, on demandera à et avec Marx ce qu’est (et d’où provient) cette condition socio-historique de l’homme. Si l’on dit : la nature a produit l’espèce humaine, et la culture a produit la capacité de l’espèce à se produire autrement (point-barre), on demandera à et avec Bergson comment comprendre que l’humanité soit en train de se délivrer de la nécessité même d’être une espèce ? Si l’on dit : les passages évolutifs de l’inerte au vivant, et du vivant au conscient ont des causes qui, bien que complexes et mêlées, seront débrouillées un jour, comment comprendre, avec Dobzhansky, que des processus émergents (comme la pluricellularité, la reproduction sexuée, la thermorégulation, la domestication du feu ou l’écriture) aient été, non de simples effets de causes, mais le surgissement d’inédites formes de causalité : cette émergence de nouveaux types d’émergence – comme un  nageur inventant de nouvelles manières de nager dans le courant même qui l’emportait – ne renvoie-t-elle pas à une évolution cosmique, non-locale, universellement inspirée, des espèces comme formes de présence ? Si l’on dit que, par sa pensée, l’homme ajoute à la vie la saisie du possible, du passé et de l’interdit (tous trois inaccessibles à l’animal), cela ne signifie-t-il pas que l’homme a dû, pour accéder à ces capacités, renoncer, à proportion, à leurs contraires, et se faire ainsi, pour lui-même, moins réel, moins présent, moins immédiatement disponible ? A-t-il ralenti son développement (comme dit Simondon), et prématuré sa naissance (comme dit Bolk), c’est-à-dire pris le risque de devoir penser et apprendre ce qu’il n’a pas laissé à la vie le soin de terminer en lui ? Cette sorte de vaillance supra-biologique (l’homme choisit de rencontrer davantage de problèmes pourvu qu’il puisse les résoudre mieux plutôt que moins qu’il ne résoudrait que dans la moyenne animale !) est peut-être le motif véritable de l’ingestion du fruit de l’arbre de la connaissance.

Fruit, d’ailleurs, dont ce Dictionnaire des anthropologies prouve la bonne assimilation ! Même si celui-ci n’est lui-même, dirait Pascal, qu’un « divertissement » de bon aloi. Mais rien à craindre pourtant : l’unique bien des hommes, prétendait-il, consiste à être détournés de penser à leur condition. Or ce n’est pas du tout le cas ici, car la condition humaine y est, sobrement, lucidement, méthodiquement et exhaustivement, convoquée et présentée à elle-même ! Ne boudons pas alors la joie de pouvoir, grâce à cet ouvrage admirablement agencé et éclairant, ouvrir grand les yeux sur le « monstre incompréhensible » que se sent être l’homme. Certes, si l’on suit Pascal, la raison ne peut plus servir de guide à l’homme en produisant un discours vrai sur le sens de son existence ; mais elle peut au moins – ce livre le fait – produire des discours sensés sur la vérité de son existence, et, ce faisant, redonner espoir aux hommes que, non plus leur seule imagination, mais bien leur raison, soit en mesure, à nouveau, et grâce au fruit même de cette connaissance, de les satisfaire.

Réellement, cet ouvrage est une réussite exceptionnelle. Il offre d’innombrables et précises ressources d’instruction et occasions de méditation. Pouvoir ainsi clairement comprendre (et confronter librement les uns aux autres) des auteurs aussi divers et cruciaux que Cioran et Dewey, Ricoeur et Ruyer, Pic de la Mirandole et Binswanger, Sénèque et Nishida, Levinas et Lacan, Wittgenstein et Mauss, Cavell et Winnicott, Hegel et Tchouang-Tseu… peut inspirer enfin (merci, intègres, instruits et solidaires rédacteurs !) à notre bêtise de salutaires élans d’autodestruction.

 

Marc Wetzel

 

Mathilde Lequin est chargée de recherche au CNRS (Laboratoire PACEA, De la préhistoire à l’actuel : culture, environnement et anthropologie).

Albert Piette (laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative) enseigne à l’université de Paris-Nanterre.

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A propos du rédacteur

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.