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Défense de Lady Chatterley, D.H. Lawrence

Ecrit par Didier Smal 06.01.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Editions de la Différence

Défense de Lady Chatterley, juillet 2016, trad. anglais Jacques Benoist-Méchin, 144 pages, 8,50 €

Ecrivain(s): D. H. Lawrence Edition: Editions de la Différence

Défense de Lady Chatterley, D.H. Lawrence

 

Sur ce site même, le roman le plus célèbre de David Herbert Lawrence (1885-1930), Lady Chatterley, se voit accoler l’adjectif « sulfureux » ; or, s’il est bien un roman qui ne sent pas le soufre, c’est celui-là. Il sent la rosée, il sent la branchille écartée sur un chemin, il sent l’herbe pliant sous le corps, il sent le soleil sur la peau, il sent la sueur bénie des amoureux, il sent la pluie nettoyant le monde de sa médiocrité, il sent tout ce qui fait que l’on vit, que l’on bouge, que l’on ressent – que l’on est humain. Mais non, il ne sent pas le soufre. Par contre, on peut aisément imaginer que pour nombre de lecteurs mal à l’aise avec l’idée que l’amour est un doux écartèlement entre le plus haut spirituel et le plus bas terrien, pour ceux que rebute l’idée qu’aimer est plus qu’un verbe facile à utiliser, qu’on sort comme un mouchoir en cas de besoin puis qu’on range après usage, en veillant à bien le nettoyer et le repasser avant sa prochaine sortie pavlovienne, pour ces gens tristes, oui, ce roman doit sentir le soufre : celui, tout mouillé, des allumettes sentimentales qu’ils grattent péniblement en espérant allumer un feu qui les effraierait, voire les anéantirait par sa virulence si seulement il illuminait leur vie. Que ces gens retournent aux romans de Delly et Barbara Cartland, et foutent la paix aux vrais livres d’amour, que d’ailleurs ils ne lisent que du bout des yeux, pour se vernir la culture.

L’Amant de Lady Chatterley, donc. On peut passer son temps à en retracer la généalogie critique, l’historique éditorial, rappeler des dates, des lieux, et tout ça, on s’en fout. C’est très bien écrit dans la préface au présent essai, et c’est encore plus complet dans des tas de préfaces, ces rogatons universitaires qui ne vaudront jamais le plat de résistance goûteux qu’est le roman qu’elles précèdent, et qu’on célèbre pourtant. Foin de nuages autour du soleil de l’œuvre : que le vent souffle en rafales et que se découvre le soleil romanesque ! Car c’est toute la joie de ce bref essai de Lawrence, écrit peu de temps avant sa mort, cette catastrophe littéraire, cette perte incommensurable : il incite à retourner au roman, à sa pureté, à son défi.

Son défi ? Oui, un défi, posé à un monde qui est le nôtre encore, et qui a empiré depuis 1929 : le défi d’aimer vraiment, de procéder à la fusion entre le corps et l’esprit, entre les mots et les gestes. C’est si difficile que ça ? Oui. Déjà Lawrence le constate il y a plus de quatre-vingts ans ; aujourd’hui, c’est vain espoir ou presque. Nous vivons environnés, sur affiches, sur écrans et parfois dans nos lits, de corps qui mentent, qui parlent un langage appris et récité mécaniquement, sans nulle sincérité, centrés sur eux-mêmes en un hédonisme égoïste qui est un affreux oxymore. C’est de ça que parle cette Défense de Lady Chatterley : Lawrence n’y excuse pas son roman, ne l’explique pas ; il attaque frontalement l’époque, son manque de spiritualité et de corporalité. Car il faut s’y faire, avec Lawrence, Dieu et le corps sont de la partie, ensemble, et c’est magnifique, et ça sent la vie – sans soufre, donc. Ah, le doux désir de Lawrence d’un humain complet et complexe, exprimé en ces mots qui résonnent aujourd’hui encore : « L’esprit s’est laissé distancer dans le domaine sexuel, comme d’ailleurs dans celui de tous les actes physiques. Notre pensée sexuelle est restée tapie dans la pénombre, nous la traînons à la remorque ; elle est entravée par une terreur rampante et secrète, en tous points semblable à celle de nos ancêtres, dont la nature était encore inculte et à demi bestiale. Dans ce domaine particulier, physique et sexuel, notre esprit est resté à l’écart de toute évolution. Maintenant, il faut rétablir l’équilibre entre la conscience que nous prenons des sensations et des expériences du corps, et ces sensations et expériences elles-mêmes. Il faut rétablir la balance entre la conscience que nous prenons de l’acte, et l’acte lui-même. Il faut restaurer l’harmonie. Cela exige une déférence appropriée envers les problèmes du sexe, et un respect approprié pour l’étrange expérience du corps. Il faut être capable d’employer les mots dits obscènes, parce que ceux-ci font partie intégrante de la conscience que l’esprit prend du corps. L’obscénité n’intervient que lorsque l’esprit craint et méprise le corps, et que le corps hait l’esprit, et lui résiste ».

Lawrence ne propose pas de solution, à part celle d’une « harmonie » tellement naturelle qu’elle se heurte à un monde où l’artificialité est de mise : « Nulle époque n’aura été plus sentimentale que la nôtre, et en même temps dénuée de vraie sensibilité ; la sentimentalité et la simulation des émotions ont fini par devenir une sorte de jeu, chacun cherchant à battre le record du voisin. TSF et cinéma ne déploient plus devant nous que des émotions simulées, et il en va de même de la presse et de la littérature. Les gens se vautrent dans l’émotion – mais c’est une contrefaçon d’émotion. Ils s’en repaissent et s’en délectent ; ils vivent en elle et par elle ; elle suinte par tous leurs pores. Et l’on croirait, par moment, qu’ils y trouvent le bonheur. Mais soudain ils s’effondrent. Ils se désagrègent. Vous pouvez vous abuser longtemps sur la nature de vos sentiments, mais vous ne pouvez pas vous abuser éternellement. Un jour, le corps lui-même vous frappe en retour ; et il vous rend vos coups d’une façon implacable ». Terrible avertissement à tous les amoureux convaincus de l’être par des mots lus, entendus, usés à un point tel qu’ils en deviennent transparents : s’aimer ne devient vérité que lorsque le corps le dit aussi.

Pour ce double rappel seul, cette Défense de Lady Chatterley devrait être lecture obligatoire en ce début de vingt-et-unième siècle où les amours sont formatées par les apparences, ne durent que trois ans même, à en croire un auteur à la mode. Ce bel essai, qui explore sans fard, sans fausse pudeur, la nécessité d’une véritable sexualité quasi d’ordre divin, dont le ton oscille entre la virulence et la mélancolie, la première liée à l’envie de secouer une société gangrenée par l’absence de véritable désir, la seconde liée à la crainte que celui-ci soit disparu pour de bon, est un formidable appel d’air vers la vérité amoureuse, celle qui traverse et transcende ce magnifique roman qu’est L’Amant de Lady Chatterley, et d’autres romans de Lawrence, dont La Fille perdue et le diptyque Femmes amoureuses. Et dont on ne peut que souhaiter qu’elle s’établisse en nos vies. Et pour paraphraser ce qui se dit le dimanche matin, un moment où l’on célèbre l’incarnation la plus basse de la spiritualité la plus haute, on aurait presque voulu que Lawrence conclue sa Défense, quasi son dernier écrit, quasi son testament humain et littéraire, par cette phrase : « Vous ferez cela en mémoire de moi ». Nous y veillerons.

 

Didier Smal

 


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A propos de l'écrivain

D. H. Lawrence

 

David Herbert Lawrence, plus connu comme D. H. Lawrence, (11 septembre 1885 à Eastwood au Royaume-Uni - 2 mars 1930 à Vence en France) est un écrivain britannique. Auteur de nouvelles, romans, poèmes, pièces de théâtre, essais, livres de voyage, traductions et lettres, il est célèbre pour son sulfureux roman L’Amant de lady Chatterley.

 

A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.