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Debout dans la mémoire, Danièle Corre, par Murielle Compère-Demarcy

Ecrit par MCDEM (Murielle Compère-Demarcy) le 23.08.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Debout dans la mémoire, Danièle Corre, éditions Aspect, 2018, 68 pages, 15 €

Debout dans la mémoire, Danièle Corre, par Murielle Compère-Demarcy

 

Debout dans la mémoire se déroule comme un récit de vie. Depuis la station de l’auteur – en l’occurrence la poète Danièle Corre – qui retrace ici le cheminement d’une mère née en 1921 et détachée durant cinq années de celui qui deviendra le père de ses deux enfants pour cause de guerre, nous assistons à la reconstruction d’êtres séparés, retrouvés – des « humbles » (des parents « pionniersde l’humble modernité ») tendus vers leurs tâches fondatrices pour le bien-être d’une famille soudée aux aguets de la vie.

 

« La vie fourmille de bourgeons.

On tait les blessures,

On se hâte vers demain.

Tant de bébés vont naître,

babyboum, babyboum »

Danièle Corre naît durant cette période de l’après-guerre, « ma mère veut un garçon » confie-t-elle

 

« Dans la joie reconstruite,

j’arrive en fille

avec le sentiment confus

de rater mon entrée

sur la terre,

même si m’émerveillent déjà

les mouvements des blés

du champ voisin,

la ruche odorante de l’usine »

 

La terre nourricière porte la future poète, dès la naissance, et l’on sent à partir de cet avènement au monde, page 22, une émancipation courir dans la poésie de Danièle Corre, jusqu’à une sorte d’affranchissement nécessaire page 26 dont vibrent les mots même, dans leur appel et célébration de la vie :

 

« Il faut partir, les comptes le disent,

il faut chercher ailleurs de quoi nourrir

de simples appétits, une faim du monde aussi

qui ne s’avoue pas ».

 

Les premières pages de Debout dans la mémoire résonnent comme la lecture d’un album de photographies familial dont les clichés ne se seraient pas jaunis au fil du temps : l’enfance de la mère – « la jeune fille » buvant la lumière au bord de la rivière ; son éducation villageoise – apprenant à coudre, à tailler robes et chemises, « à broder des jours de tissu » ; son apprentissage professionnel – « Elle devient vendeusedans une pâtisseriede la ville proche(…) / On aime ses mainsprécautionneuses,ses sourires et tabliers blancs » ; sa rencontre avec la vie amoureuse contrariée par les parents du « jeune homme » – « Un jeune homme l’aime,il est fils du pâtissieret de la pâtissière » ; l’irruption de la guerre, cinq années de séparation à attendre son « amoureux » – « Les années de guerrela longue attente /les lettres que la censure laisse passer disent si peude l’inconnu redoutable, la seule certitude : il est vivant » ; le franchissement audacieux de la frontière ennemie en mai 1941 – « rejoindre son amoureuxà Stuttgart stalag VC,si loin de la rivière familière» ; les retrouvailles mais, comment « oublier ces cinq annéesdont le récit ne finira pas » ? ; le mariage, la fondation d’une famille ; jusqu’à l’évocation en page 22 de la naissance de l’auteur où la poésie de Danièle Corre, « debout dans la mémoire », se dresse de toute sa hauteur, de son plein regard, pour reconstruire via la parole poétique son avènement au monde. Alors que ce qui fut édifié sans elle, avant sa naissance, s’exprime dans une énonciation analogue à la lecture / réécriture d’un album de photographies de famille, s’élance à partir de l’évocation de sa naissance une gerbe de vibrations cosmiques et psychologiques remarquablement sensibles, à l’instar de la sève ruisselante d’une singularité en éveil et émerveillements à cet instant / en ce lieu spatio-temporel de l’arbre généalogique poétique formé par le recueil. Le jour devient dès lors une fenêtre ardente, et se lèvent des « voix enfouies, / »

 

« celle du petit frère souvent malade

qu’elle entourait d’amour captif,

pendant que ma solitude

courait les chemins,

celles du peuple de l’usine,

diverses, mouvantes,

mêlées aux inflexions amies,

celles qui font grandir

tendres, patientes

à élever des tertres

d’exigences ».

 

« Une faim du monde », « et le goût des êtresensemble » poursuivent leur conquête de l’ailleurs, de l’inconnu dont il faudra découvrir les pages d’un immense livre, « une terre neuve », la « conquête de l’est » sur le versant de la vie qui se livre, qui s’écrit…

« La guerre n’est pas finie », l’appel de la vie battante prend actes et source dans le nœud des combats à mener ardemment, courageusement : « guerre contre la fatigue », « guerre contre le désespoir », au travers de la présence tutélaire et translucide de la Mère agissant tout au long du recueil comme une figure de proue indiquant le cap, clair, à tenir

 

« À plein bras,

elle puisait ses forces

dans l’amour clair

comme eau de roche,

puissance

qui irriguait ses veines

et se mêlait au sang »

 

ou encore, comme la rivière

 

« elle est force

Souterraine

qui ruisselle

sur les pierres grises

dont on extrait

le fer. »

 

Mère, eau vive, jaillissante, ressource, résurgence, force d’immersion, geyser, eau du souvenir, domptant le flot, eau qui brasse et qui embrasse, rivière et ciel de la rivière, eau motrice, eau porteuse, passerelle, à la fois arche du pont, inflexible, et eau qui coule sous le pont jusqu’à devenir fleuve, mer… « force, cette eauqui circule, apaise,brasille, fermente,rénove et rebâtitqu’elle verse encoreau plus haut du souvenir ». Ponton toujours « debout dans la mémoire », la présence maternelle désignée par la figure allégorique de l’eau, traverse le cours intégral du livre rythmé dans sa navigation par sa force de proue, évidente ou souterraine.

Ce nouveau livre de Danièle Corre constitue un puissant hymne à la vie, où la célébration de la figure maternelle retentit comme une vigie bienveillante, source nourricière ressource vitale, comme une « sentinelle blanchedansl’aube grise ». Le distique magnifique qui clôt l’un des poèmes ouvre les plus belles perspectives au « fol espoir » qui ne cesse de nous survivre dès lors que la provende du monde nous rend disponible pour accueillir ou tenter de conquérir un peu de sa généreuse abondance :

 

« Par la fenêtre de son sourire,

j’ouvre mes livres plus grands ».

 

L’Écriture fixera de cette quête les lignes à reformuler pour continuer de grandir :

 

« J’ai dix ans,

et déjà tant d’exils

à étourdir de mots,

de trous

à retisser de phrases

dans la petite trame

de mes jours ».

Petite trame recréée dans la lumière d’une poésie d’envergure, celle douce et ardente de Danièle Corre. Dans la ferveur, fragile, « (l’on) commence à exister »…

Debout dans la mémoirenous déroule un récit de vie, Danièle Corre écrivant le livre de sa mère. Un récit de vie avec ses drames aussi, l’attentat fomenté par la maladie, le surgissement toujours inconcevable pour un enfant de la mort des siens. Le livre nous raconte tout cela, avec une pudeur juste et poignante (une « rivière » peut aussi cacher des larmes). Avec l’« espérance neuve » sauvegardée, laissée intacte, par l’amour immense des êtres aimant, aimés immensément.

 

« Il faut bien

qu’elle m’ait laissé un peu

de son sourire

à poser sur les êtres

pour que toujours

ils soient

intense lumière,

espérance neuve ».

 

Ce sourire, « de tendresseou d’airain », fenêtre d’où s’offre le livre du monde – source inépuisable et intarissable – d’où « il reste tant à vivre »…

 

Murielle Compère-Demarcy

 

Née à Villeneuve-sur-Yonne, Danièle Corre a passé une partie de son enfance en Lorraine. Professeur de lettres, elle a mis en place des ateliers d’écriture poétique qu’elle anime en milieu scolaire, initiant ses élèves à la poésie contemporaine. Elle a reçu de nombreux prix dont le prix Max Jacob en 2007. De sa collaboration avec Sarah Wiame sont nés de nombreux livres d’artiste aux éditions Céphéides. Elue à l’Académie Mallarmé en octobre 2015, elle est membre du comité Aliénor qu’elle a présidé.

 

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A propos du rédacteur

MCDEM (Murielle Compère-Demarcy)


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Murielle Compère-Demarcy (pseudo MCDem.) après des études à Paris-IV Sorbonne en Philosophie et Lettres et au lycée Fénelon (Paris, 5e) en École préparatoire Littéraire, vit aujourd'hui à proximité de Chantilly et de Senlis dans l’Oise où elle se consacre à l'écriture.

Elle dirige la collection "Présences d'écriture" des éditions Douro.

 

Bibliographie

Poésie

  • Atout-cœur, éditions Flammes vives, 2009
  • Eau-vive des falaises éditions Encres vives, collection "Encres blanches", 2014
  • Je marche..., poème marché/compté à lire à voix haute, dédié à Jacques Darras, éditions Encres vives, collection "Encres blanches", 2014
  • Coupure d'électricité, éditions du Port d'Attache, 2015
  • La Falaise effritée du Dire, éditions du Petit Véhicule, Cahier d'art et de littérature Chiendents, no 78, 2015
  • Trash fragilité, éditions Le Citron gare, 2015
  • Un cri dans le ciel, éditions La Porte, 2015
  • Je tu mon AlterÈgoïste, préface d'Alain Marc, 2016
  • Signaux d'existence suivi de La Petite Fille et la Pluie, éditions du Petit Véhicule, 2016
  • Le Poème en marche, suivi de Le Poème en résistance, éditions du Port d'Attache, 2016
  • Dans la course, hors circuit, éd. du Tarmac, 2017
  • Poème-Passeport pour l'Exil, co-écrit avec le photographe-poète Khaled Youssef, éd. Corps Puce, coll. « Parole en liberté », 2017
  • Réédition Dans la course, hors circuit, éd. Tarmac, 2018
  • ... dans la danse de Hurle-Lyre & de Hurlevent..., éd. Encres Vives, collection "Encres blanches" , n°718, 2018
  • L'Oiseau invisible du Temps, éd. Henry, coll. « La Main aux poètes », 2018
  • Alchimiste du soleil pulvérisé, Z4 Éditions, 2019
  • Fenêtre ouverte sur la poésie de Luc Vidal, éditions du Petit Véhicule, coll. « L'Or du Temps », 2019
  • Dans les landes de Hurle-Lyre, Z4 Éditions, 2019
  • L'écorce rouge suivi de Prière pour Notre-Dame de Paris & Hurlement, préface de Jacques Darras, Z4 Editions, coll. « Les 4 saisons », 2020
  • Voyage Grand-Tournesol, avec Khaled Youssef et la participation de Basia Miller, Z4 Éditions, Préface de Chiara de Luca, 2020
  • Werner Lambersy, Editions les Vanneaux ; 2020
  • Confinés dans le noir, Éditions du Port d'Attache, illustr. de couverture Jacques Cauda; 2021
  • Le soleil n'est pas terminé, Editions Douro, 2021 avec photographies de Laurent Boisselier. Préface de Jean-Louis Rambour. Notes sur la poésie de MCDem. de Jean-Yves Guigot. Illustr. de couverture Laurent Boisselier.
  • l'ange du mascaret, Editions Henry, Coll. Les Ecrits du Nord ; 2022. Prélude et Avant-Propos Laurent Boisselier.
  • La deuxième bouche, avec le psychanalyste-écrivain Philippe Bouret, Sinope Editions ; 2022. Préface de Sylvestre Clancier (Président de l'Académie Mallarmé).
  • L'appel de la louve, Editions du Cygne, Collection Le chant du cygne ; 2023.
  • Louve, y es-tu ? , Editions Douro, Coll. Poésies au Présent ; 2023.