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De la routine des pleureuses anti-Occident, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud le 23.09.15 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

De la routine des pleureuses anti-Occident, par Kamel Daoud

Toute une semaine à regarder la photo de l’enfant Aylan naufragé et à lire les vastes commentaires que cette tragédie a provoqués. Toute une semaine à retrouver, sous une forme ou une autre, ce topique de la pensée «arabe» contemporaine : le plaidoyer anti-Occident. Un vieux serpent de la pensée assise, un cliché, une habitude, une facilité. Les commentaires qui inculpent l’Occident pour le meurtre de l’enfant kurde, sont tous les mêmes et procèdent tous de la même myopie : il est supposé que l’Occident doit incarner la morale universelle, il est nié à l’Occident son statut d’incarnation de la morale universelle, mais il est reproché à l’Occident de ne pas être la morale universelle attendue.

Donc pour la mort du petit Aylan, on procède de même : la pleurnicherie anti-Occident. On s’indigne, on reproche à l’Occident (curieusement réduit à une géographie qui exclue du crime syrien la Russie et la Chine et l’Iran et l’Arabie) d’avoir provoqué la ruine de la Syrie, d’avoir manipulé un pays entier et d’avoir provoqué des exodes et, donc, la mort de cet enfant devenu symbole. Dans la liste des chefs d’inculpation, on ne parle pas de Bachar qui a préféré tué un pays que d’accepter l’alternance, premier auteur du crime contre la Syrie. Il est supposé que la démocratie est un couteau et que la main du couteau est l’Occident. Exclus de ce procès suranné nos élites, notre colonisabilité, nos échecs, nos lâchetés et notre responsabilité dans ce que nous sommes et ce que nous devenons.

La tradition intellectuelle paranoïaque, celle du complot et de l’esprit postcolonial et d’inculper l’Occident pour toutes nos misères. Donc, Aylan a été tué par l’Occident mais on parle peu de la manière dont sont accueillis les Syriens en Algérie, ou empêchés d’arriver chez nous. On parle peu des monarchies et de l’Arabie qui nous vend ses fatwas mais ne se sent pas obligée d’accueillir les refugiés. On parle peu des nôtres, de nous, capables de dépenser des milliers d’Euros pour un pèlerinage au Hidjaz au lieu d’en donner la moitié pour un Aylan en détresse, comme si Dieu préfère qu’on tourne autour de son temple plutôt que l’on aide des refugiés. La critique de soi oblige à la responsabilité et, donc, à la conscience. Exercice difficile face au confort de la lapidation de l’Occident comme étant le Grand Satan.

Bien sur, on oublie de constater que l’Occident est une géographie, une puissance, un empire, et qu’il n’est donc ni le Bien, ni le Mal. Il n’est ni juste, ni injuste. Il est. C’est cela le monde dur et net. Et le pire est que dès que vous appelez à une prise de conscience quant aux crimes de nos mains et de nos consciences, à notre responsabilité dans le crime commis par l’indifférence, dès que vous dénoncez les facilités des critiques anti-Occident, on vous accuse d’être l’avocat de cet Occident, de vouloir y vivre, y mendier ou y cirer des chaussures. Facilité et fuite en avant. Manière non seulement de s’installer dans l’explication totale par l’anti-occidentalisme mais aussi de refuser qu’on vous en parle.

Et pourtant, l’évidence est là : nous sommes responsables de cet enfant mort, nous, nos élites, nos dictatures et ceux qui permettent à nos dictatures de durer jusqu’au jugement dernier. Tant que, dans ces pays dits «arabes», on ne se réveille pas au monde et au poids du monde, on restera à sophistiquer les fourvoiements. C’est cela la triste vérité. C’est cela qui emplit de colère à chaque crime commis, quand on relit ces vieilleries des pleureuses anti-Occident comme explication universelle de notre état et nos misères. C’est cela la réalité. Le petit Aylan a d’abord été tué par nous. Et venir accuser l’Occident de ne l’avoir pas accueilli pendant qu’on est assis chez nous à élever prière, espérer pèlerinage et boire nos reflets, est un exercice minable et lamentable.

On a fait de même pour la Palestine par la solidarité raciale et religieuse, pour Aylan, pour les Syriens, pour les lycéennes nigérianes, pour les subsahariens : on préfère accuser l’Occident au lieu d’assumer. On préfère donner 10.000 euros pour une agence de pèlerinage vers l’Arabie plutôt que pour un être humain. On préfère se lamenter et parler de colonisation plutôt que d’échec au présent. Misère de ma géographie, poids-mort de mon histoire. Admirons les Allemands accueillir des refugiés pendant que nous nous enfonçons dans la barbarie. A bien regarder, il est si facile d’accuser l’Occident de tout, y compris du Daech que nous avons enfanté. Notre misère ? C’est la faute de Bush. Dès que c’est dit, les pleureuses rentrent chez elles. D’ailleurs a-t-on vu des manifestations chez nous contre Daech ou pour Aylan, comme on en a vu pour les caricatures dites anti-islam ?

Un sous-produit de l’islamisme domestiqué comme Mokri, le patron du MSP algérien, a bien résumé cette pensée des pleureuses sur la page net de sa confrérie : ce qui arrive comme tragédie chez nous est la faute de l’Occident ! C’est dire combien il est peu probable que l’on se sorte du moyen-âge de notre vivant avec cette mentalité de talisman.

Gardons espoir pour nos arrière-petits enfants, peut-être.

 

Kamel Daoud

 

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A propos du rédacteur

Kamel Daoud

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Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d'expression française.

Il est le fils d'un gendarme, seul enfant ayant fait des études.

En 1994, il entre au Quotidien d'Oran. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard, titrée Raina raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal. D'après lui, il a obtenu, au sein de ce journal « conservateur » une liberté d'être « caustique », notamment envers Abdelaziz Bouteflika même si parfois, en raison de l'autocensure, il doit publier ses articles sur Facebook.

Il est aussi éditorialiste au journal électronique Algérie-focus.

Le 12 février 2011, dans une manifestation dans le cadre du printemps arabe, il est brièvement arrêté.

Ses articles sont également publiés dans Slate Afrique.

Le 14 novembre 2011, Kamel Daoud est nommé pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, qui échoie finalement à Éric Laurrent.

En octobre 2013 sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s'inspire de celui d'Albert Camus L'Étranger : le narrateur est en effet le frère de « l'Arabe » tué par Meursault. Le livre a manqué de peu le prix Goncourt 2014.

Kamel Daoud remporte le Prix Goncourt du premier roman en 2015