D’ombres et de flammes, Pierric Guittaut
D’ombres et de flammes, mai 2016, 299 pages, 18 €
Ecrivain(s): Pierric Guittaut Edition: Série Noire (Gallimard)
Il y avait eu cette Fille de la pluie, que la CL avait beaucoup aimée, déjà grandement marquée du sceau de l’originalité, et voilà ce D’ombres et de flammes. Pierric Guittaut n’écrit visiblement pas les polars de tout le monde ; fussent les impeccables productions de la Série noire Gallimard. Cet homme écrit de forts beaux et prenants romans, à part entière et constamment à part ; il se trouve qu’en plus, ce sont des polars.
L’homme vit en Berry, versant solognot ; pays des « jeteux de sorts ». Solitudes forestières, landes, bruyères, eau d’étangs improbables, et brume jusqu’à pas d’heures. Légendes et nature hautement inquiétantes, imbriquées forcément ; bêtes – peut-être, esprits – sans doute ; sorciers – toujours…
Le titre – sonorités d’un bon vieux western, ce qu’est aussi ce livre – aurait pu être un simple « part d’ombre », résumant le héros, major de gendarmerie, Remangeon, qu’une mutation quasi disciplinaire (et déjà maléfique) rabat pile dans son village natal de Sologne : « Treize années depuis sa dernière visite ; treize, comme pour confirmer le sort mauvais qui s’acharne sur moi… »
Scènes de chasses pas si furtives que ça : dans les faisceaux des phares de gros 4/4 au rôle fort de personnages à part entière, des cerfs, chevreuils, démembrés, gisent au croisement de chemins, tout sauf bucoliques. Âmes sensibles priés de s’abstenir. Gibiers abattus, élevages aux maladies mystérieuses, signes laissés de ci, de là, comme au temps ancien des Borgia. Balles perdues (?), mort aspergeant la compagnie de gendarmettes. Peurs rampantes en journées, franchement éclatantes en nuit noire, entre réalité et songes, car jamais nette la frontière en ces terroirs où survivent des pans entiers de sorcellerie résistante.
C’est de ces césures en ligne brisée, de ces allers-retours entre vieilles histoires horrifiques du passé et méthodes modernes de la police scientifique, que se nourrit brillamment le livre de Guittaut. Noir, le récit, mais pas que dans l’acception classique. Car, le major est « fils de », de rebouteux, de sorcier, d’un père avec des « pouvoirs » – ce mot que là-bas on prononce à voix basse, mi-effrayée, mi-fascinée au détour d’un marché de campagne. Et – vous vous en seriez douté – s’il est parti gendarmer en ville, le gars Remangeon, c’est pour tourner le dos à la famille, à la culture-sorciers, au père, à quelques souvenirs amoureux d’enfance, comme on fuirait le goût trop « bouseux » d’une cuisine de terroirs. Dans sa vie d’homme, un grand amour, au nom de fugue musicale, Elise, partie un jour : « l’éclat mystérieux dans les yeux de l’épouse évaporée », derrière chaque volet, chaque coin de chemin, de ce Berry, où il revient.
Étrange cuisine : du bizarre ; du tangible, du fumeux, du rationnel, et du « on n’explique pas tout » cher à – presque – tous les villages, blason de la Sologne berrichonne. Incarné, le phénomène en Delphine, personnage attachant de l’amie-amour d’enfance, pétrie de ce monde aux sortilèges, tout en voulant marcher dans le monde d’aujourd’hui : « face au visage ravagé de Delphine, Remangeon réalise que la sorcellerie ne se limite pas à un seul discours, à un héritage que lui rejette, à une tradition aussi désuète qu’obscure, à une survivance folklorique, mais qu’elle constitue aussi pour ses cibles une forme impunie de harcèlement moral, de cruauté mentale ».
Enquête policière, passionnante, en surface ? enquête aux tréfonds de soi-même ? Sinueux et haletant, le chemin de cet homme d’ici, encombré de son là-bas, d’avant. Faudrait-il devoir sauter par-dessus sa part d’ombre, même en traversant un brasier effrayant pour exister ? « Fabrice Remangeon inspire longuement… bizarrement, il ne se sent ni contraint ni emprisonné. Il se sent enfin libre ».
Martine L Petauton
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