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Court vêtue, Marie Gauthier (par Matthieu Gosztola)

Ecrit par Matthieu Gosztola le 20.08.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Court vêtue, Marie Gauthier, Gallimard coll. Blanche, janvier 2019, 112 pages, 12,50 €

Court vêtue, Marie Gauthier (par Matthieu Gosztola)

 

Barthes prévenait déjà en 1955, dans sa « Petite sociologie du roman français contemporain »* : « [L]es œuvres de l’esprit circulent très peu : sauf exception, un roman ne voyage pas à travers les différentes couches sociales, il ne dépayse pas, il ne choque pas, et chose encore plus grave, il ne se transforme pas. En somme, le roman ne va jamais trouver que son public, c’est-à-dire le public qui lui ressemble, qui est avec lui dans un rapport étroit d’identité. C’est là un trait grave, dans la mesure où l’on peut concevoir que la fonction de la littérature est précisément de présenter aux hommes l’image vécue de l’autrui. L’œuvre idéale est toujours une œuvre étonnante, et il faut dire que le cloisonnement des publics ne peut logiquement produire que des œuvres rassurantes ». Si nombre de romans contemporains répondent à cette conception, il est, heureusement, des exceptions. Au premier rang desquelles figure, en 2019, Court vêtue.

Soit Gil ; on l’appelle Gil pour Gilberte. Gilberte Anastase Luce. Découvrant son quotidien, l’on songe, de prime abord, au film de Pialat, À nos amours (1983). Puis l’on se rend compte que ce n’est pas de ça qu’il s’agit. C’est autre chose. Par son principe de légèreté déployé dans ses amours, dans ses amours de passage, dans son amour du passage et de la perte, dans son amour du présent, vécu non comme arrachement mais comme don, pluriel, dans sa volonté de construire des châteaux de sable avec les sensations et de reconnaître en tout terrain de fortune, placé à l’abri des regards, une plage, Gil veut être – se découvrir –, toute, mouvement. Elle est, riche d’un savoir qu’elle ignore posséder, trop persuadée de sa propre impermanence pour prétendre rester immobile : l’immobilité dans une chambre de Pascal ne saurait la satisfaire. Gil sait pertinemment, d’instinct, que seule une joueuse liberté qui accepte de se risquer sans se fixer – et sans succomber à l’esprit (qu’elle juge « adulte ») de sérieux – est susceptible de nous permettre de demeurer nous-même, au sein du « branle universel ». « Tout mouvement nous descouvre », prévient Montaigne. L’unité de chaque être, son essence, ne se découvre à lui, affirme le philosophe, que par l’entremise du changement. C’est, comme l’a bellement analysé le phénoménologue Claude Romano, le mouvement, la mise à l’épreuve, le changement, et non l’arrêt ou la stabilité, qui nous découvrent notre forme intime qui sans cela resterait pour nous insaisissable. Qui nous découvrent notre unité.

« Il sentait le savon. Il avait ôté doucement le tee-shirt et la jupe. Gil s’était retrouvée en sous-vêtements. Elle n’oublierait pas ce que ça lui avait fait de se retrouver en sous-vêtements dans une chambre d’hôtel en plein après-midi avec un inconnu. La forte impression de nudité qu’elle avait eue. […] Une fois la chose faite elle n’était pas partie tout de suite. Seule, elle était restée assise nue sur le lit à écouter les bruits qui venaient de la fenêtre, à ne ressentir que ça. […] On la trouvait facilement. Elle était le centre du bourg, le centre de tout. […] Alors c’était possible dans une allée, dans n’importe quelle allée. Ils le sentaient bien les gars. Il fallait avoir un peu de jugeote, attendre le bon moment, convenir d’un rendez-vous. Ça se faisait au milieu de nulle part, au milieu de nulle part justement c’était possible. Gil était trouvée, c’était bon qu’elle soit là pour tous. Elle ouvrait une brèche dans le conformisme du bourg. Il faisait chaud, c’était le divin été. Ils étaient contents d’être passés par là, pour une course, sur le chemin du bal, pour sauver un samedi perdu. Certains revenaient, à l’occasion, une ou deux fois, avant l’oubli, avant une femme, une vraie, pour les tenir. C’était léger. La vie circulait librement. Elle était pleine de rayons, d’étalages, de fraîcheur, de rivière, de soleil. C’était ouvert en grand. […] [L]es hommes étaient arrivés en nombre. Rien de précis, rien d’identifié, que le grand nombre, la masse divine. Juste le plus grand nombre. Elle voulait que ça marque son corps d’une certaine manière. Que ça devienne le signe d’un passage. Que ça vive en elle sous la jupe, sous les chemisiers clairs. Elle n’y pouvait rien. Elle n’offrait aucune résistance, se perdait dedans. […] Elle avait comme mué, changé de peau. Elle voulait franchir une frontière […]. Avec volupté elle mettait les pieds ailleurs. […] Ça avait lieu tout le temps, impossible de suivre. Gil n’avait pas peur, elle n’avait peur de rien, c’était l’aventure. Elle était légère, silencieuse, impossible de la saisir. Elle allait partout où on la désirait. Elle ne ramenait dans son lit qu’une silhouette sans poids. Comment faisait-elle pour accueillir tout ça dans son corps frêle et fragile. Elle ne craignait ni les représailles, ni les jalousies, ni les règlements de comptes des femmes trompées. Elle se donnait librement, elle se promenait librement. C’était sa façon d’aborder la vie, d’y aller en fermant les yeux ».

Rousseau, dans une lettre à Élisabeth Sophie Françoise Lalive de Bellegarde, datée du 13 juillet 1757, prévient : « Quiconque a le courage de paraître toujours ce qu’il est deviendra tôt ou tard ce qu’il doit être ». Ce que Gil doit être ?

Bien sûr, il y aura l’amour**, c’est cela précisément, ce que nous devons être, amoureux. En épousant, peut-être, la formule d’Augustin d’Hippone : « Mon poids, c’est mon amour ; où que je sois porté[/e], c’est lui qui m’emporte ».

Il vous faudra lire Court vêtue pour mesurer ce devoir, et avoir vent du large que cette brève fiction, lasso adroit, ramène en son sein (avec l’horizon qui, enfant, s’y cacherait, à portée, insaisissable ?). Ramène pour le faire vivre (et non revivre). Pour le faire respirer. Palpiter. En sachant qu’elle fera tout – cette fiction – pour ne pas le laisser partir, s’enfuir – ce large –, comptant sur l’aide du lecteur, bien sûr !

 

Matthieu Gosztola

 

* Cf. Roland Barthes, Œuvres complètes, tome I, 1942-1965, édition établie et présentée par Éric Marty, Seuil, 1993, 1595 pages.

** Court vêtue conserve, pérennise, tel un herbier, de très belles phrases sur l’amour – une phrase pensée, sentie, réussie, n’est-ce pas, toujours, une efflorescence (des)séchée ?

 

 

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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com