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Construire un feu (To Build a Fire, 1902), Jack London (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 17.10.23 dans La Une Livres, En Vitrine, Libretto, Cette semaine, Les Livres, Critiques, Roman, USA

Construire un feu (To Build a Fire, 1902), Jack London, éditions Libretto, trad. américain, Paul Gruyer, 176 pages

Ecrivain(s): Jack London Edition: Libretto

Construire un feu (To Build a Fire, 1902), Jack London (par Léon-Marc Levy)

 

Le cadre de l’histoire, dans le froid extrême d’un Yukon en grande partie inhabité, établit d’entrée le rôle principal de la nouvelle : la Nature. On est loin de celle des romantiques qui communique avec l’âme des hommes. La Nature de ce récit est impassible, d’une cruauté tranquille dans son indifférence. A sa manière, Jack London rejoint dans ce texte sublime, le chant des grands panthéistes que furent avant lui Spinoza et Thoreau. Mais en déifiant le monde naturel, London en fait un Dieu terrible, dénué de tout affect, de toute attention, à mille lieues du Dieu bienveillant des Chrétiens. Le Dieu de Spinoza est plus proche, il est la Nature et ne connaît donc ni compassion, ni amour, ni cruauté, il est, simplement, englobant le Grand Tout.

Le ciel est vide, blanc comme un linceul, immense comme l’éternité. La terre est à l’unisson, infinie, immaculée, déserte. L’homme de cette nouvelle est seul au monde et n’a d’autre compagnon que son chien dans ce paysage spectral.

En dessous de lui s’étendait le Yukon, large d’un mille et prisonnier sous trois pieds de glace. Et cette glace elle-même était ensevelie sous trois pieds de neige. Toute cette neige immaculée était agitée de molles ondulations à l’endroit où des blocs s’étaient formés lors du gel du fleuve. Vers le nord et vers le sud, aussi loin que son œil pouvait porter, c’était partout une blancheur infinie, à l’exception d’une mince ligne sombre qui serpentait du sud au nord, contournant deux îles couvertes d’épicéas, avant de disparaître.

L’homme. Nous ne saurons guère plus sur lui que d’être porteur de la condition humaine. La Nature le met à nu, révèle ses limites, accroît ses faiblesses, en fait un être de fragilité. Le froid se fait figure de la mort, s’impose à lui comme imparable, l’écrase comme un insecte insignifiant, le terrorise. La journée était claire et cependant il y avait comme un suaire impalpable sur la face des choses, une obscurité subtile qui ternissait le jour. Sa maîtrise du monde s’effondre devant les forces naturelles, devient inutile, dérisoire, presque ridicule. Jack London nous dit la vanité de l’orgueil des hommes, leur folle prétention à dominer le monde. L’homme n’a rien prévu pour son périple sur un Yukon à –60°, sa confiance en lui-même l’a rendu aveugle. Son orgueil annule son intelligence. La Nature, mécanique implacable, se charge de ramener l’homme à ses dimensions pascaliennes, celles de l’infiniment petit. Pourtant, il avait été averti des dangers du grand froid.

L’ancien lui avait, très sérieusement, exposé que nul homme, au Klondike, ne devait s’aventurer à voyager seul, au-delà de cinquante degrés sous zéro. C’était une loi absolue.

Et cependant, lui, il était ici. Un accident était survenu et, tout seul qu’il fût, il s’était tiré d’affaire. Ces vieux – pas tous, mais certains d’entre eux – ont des âmes de femmes. L’essentiel est de garder ses idées nettes. Alors tout va bien. Un homme, digne de ce nom, doit pouvoir voyager seul.

Tout de même, il était surprenant que ses doigts eussent si vite recommencé à s’engourdir. C’est à peine s’il pouvait saisir une brindille. Ils semblaient ne plus faire partie de son corps. Lorsqu’ils prenaient quelque chose, ses yeux devaient contrôler s’ils la tenaient ou non.

Mais, qu’importait, au fond ! Le feu aussi était là, claquant et craquant, et chacune de ses flammes, qui dansaient dans l’air gelé, était de la vie.

Le chien. L’autre personnage de ce récit, semble faire trait d’union entre le monde des hommes et celui de la Nature. Il sait, parce qu’il connaît les hommes, que son maître fait une erreur tragique. Il est le regard sur le destin de l’humain qu’il accompagne. Mais il sait aussi, parce qu’il est animal, partie intégrante de la nature, animé par son instinct, son intelligence du monde concret, des lois du Grand Nord, que l’aventure est très mal engagée. Les chiens, dans l’œuvre de Jack London, sont des héros à part entière – Buck a bercé notre jeunesse – car ils sont doués de la force physique, d’une perception aiguë de la réalité environnante, mais aussi d’une profonde empathie pour les hommes, dès lors qu’ils les jugent dignes d’être aimés.

Lorsque je tentais de lire au fond de l’âme de ce chien, il me semblait que j’avais devant moi une âme humaine. J’en étais effrayé. Et je songeais à tout ce que l’on raconte des réincarnations communes de la bête et de l’homme. Quelque chose d’immense flottait dans les yeux de cette brute. Un message y était enclos, que j’étais incapable de saisir. Il errait derrière ces prunelles. Ce n’était ni de la lumière, ni de la couleur. C’était… J’ai souvent éprouvé la même impression devant les yeux d’un cerf frappé à mort… C’était plus qu’une parenté entre ces yeux et les miens, entre cette âme et la mienne. C’était une égalité.

Ce que l’homme ici pense percevoir dans les yeux du chien, qu’il prend pour de l’amour, ou du respect, est radicalement de la pitié voire, à la fin, une forme de mépris. Le chien ne croit pas, ne croit plus en son maître. Le chien, déçu, regardait le feu avec regret. Cet homme ne savait rien du froid.

Le chien est une figure-clé car il représente tout ce que l’homme n’est pas : naturel, instinctif et conscient de la puissance du monde naturel. Le chien est « en contact » avec les conditions météorologiques comme son cousin sauvage, le loup. La connaissance instinctive du chien est plus utile que la rationalité de l’homme, et ses attentes non satisfaites soulignent les erreurs que l’homme commet. A sa manière, l’animal a hérité de la Nature une indifférence profonde. Comme l’homme il n’a d’autre souci que la survie mais à son contraire il sait comment faire pour survivre.

Le seul trait qui honore l’homme est dans un geste de dignité ultime quand il comprend qu’il s’est fourvoyé de fond en comble. Il ne veut pas mourir couché et cherche un arbre pour s’y appuyer. Dans ses mémoires, Che Guevara, blessé gravement lors d’opérations des rebelles dans la Sierra Maestra, raconte que, pensant mourir, il a songé à Construire un feu et il s’est appuyé sur un arbre pour mourir debout.

Nouvelle fulgurante, au rythme parfait, dans laquelle Jack London, très au-delà de l’histoire contée, nous parle de l’immensité cruelle et de la beauté hautaine du dieu Nature.

 

Léon-Marc Levy

 

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A propos de l'écrivain

Jack London

 

Jack London, né John Griffith Chaney le 12 janvier 1876 à San Francisco et mort le 22 novembre 1916 à Glen Ellen, Californie1,2,3,4,5, est un écrivain américain dont les thèmes de prédilection sont l'aventure et la nature sauvage.

Il a écrit L'Appel de la forêt et plus de cinquante autres nouvelles et romans connus. Il tire aussi de ses lectures et de sa propre vie de misère l’inspiration pour de nombreux ouvrages très engagés et à coloration socialiste, bien que cet aspect-là de son œuvre soit généralement négligé. Il a été l'un des premiers Américains à faire fortune dans la littérature.

 

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /