Constance Pascal, Une pionnière de la psychiatrie française, Felicia Gordon (par Yasmina Mahdi)
Constance Pascal, Une pionnière de la psychiatrie française, Felicia Gordon, éd. Des femmes-Antoinette Fouque, mai 2023, trad. anglais, Danièle Faugeras, 368 pages, 22 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
Vie et mort d’une femme aliéniste innovatrice
L’étude remarquable de Felicia Gordon (historienne, spécialiste du féminisme français dans ses dimensions sociales et politiques et de l’histoire de la médecine, professeure émérite du Wolfson College à Cambridge, notamment autrice d’une biographie sur Madeleine Pelletier, non traduite), sort de l’ombre et de l’oubli l’une des premières femmes psychiatre, novatrice, née en Roumanie en 1877, morte en France en 1937. Felicia Gordon puise dans les archives familiales de Jeanne Pascal-Rees et aux sources de Jean-Michel Barbier, auteur d’une thèse de médecine sur Constance Pascal en 1997. La grande scientifique Constance Pascal a « ouvert une fenêtre » sur les personnes atteintes de troubles mentaux, considérés alors comme « anormaux », « dégénérés », « imbéciles », « crétins », « déments », « aliénés », et cela dans le climat délétère d’une propagande en faveur des « qualités féminines et maternelles » incarnées dans « l’idéologie domestique » et donc, « dévolue » aux femmes.
L’extraordinaire position sociale de la pionnière lui a permis de lutter contre les « hypothèses fatalistes » ou positivistes des médecins (hommes) asilaires : « En devenant “positif”, l’esprit renoncerait à la question “pourquoi ?”, c’est-à-dire à chercher les causes premières des choses. Il se limiterait au “comment”, c’est-à-dire à la formulation des lois de la nature, exprimées en langage mathématique, en dégageant, par le moyen d’observations et d’expériences répétées, les relations constantes qui unissent les phénomènes, et permettent d’expliquer la réalité des faits » [Laurence Hansen-Løve, La Philosophie de A à Z, éd. Hatier]. Felicia Gordon s’attache à la vie privée (relativement confidentielle) de Constance Pascal, à travers son journal et des annales personnelles. Nous y apprenons que « les enfants mentalement et physiquement handicapés étaient “entreposés” dans des hôpitaux psychiatriques », dans le contexte oppressant de l’invasion allemande et de la Grande Guerre. C. Pascal a défié avec courage et ténacité les hautes autorités de son époque, se consacrant « à la science empirique [et] à l’enquête scientifique objective ». Par ailleurs, dans le domaine littéraire romanesque, Émile Zola s’est servi de la thèse de l’organicité pour décrire les crises convulsives de certains de ses personnages.
Felicia Gordon précise que « Constance Pascal était particulièrement intéressée par la dimension sociale de la maladie », et surtout par « la démence précoce ». Le récit de la carrière de la pionnière en psychiatrie souligne les conflits idéologiques concernant « le contrôle du secteur psychiatrique, la lutte entre forces cléricales et anticléricales en psychiatrie ». Néanmoins, une « pensée progressiste » voit le jour, notamment en regard de la prise en charge des enfants malades – les archives historiques, les rapports de commissions et divers documents en témoignent. A contrario, les régressions en matière de droit humain furent le fait de représentants de l’État français, peu instruits de médecine, hostiles ou ignorants des méthodes de C. Pascal « sur la recherche en neuropsychiatrie infantile ». De plus, la psychiatre en chef fut sujette à l’exclusion suite à « des projets pour son institut dès lors qu’elle n’en avait plus la responsabilité directe ». Ailleurs, F. Gordon mentionne que les expériences afin de guérir les malades mentaux ont été « d’une indubitable violence mentale et physique sur les patients », malgré leur consentement, méthodes éprouvantes de « thérapie de choc » à base d’injections douteuses provoquant des « chocs toxiques » et de terribles souffrances ! L’ouvrage retrace en filigrane ce qu’il en était de la considération du malade mental, de l’individu sujet à des ébranlements psychiques en 1937.
Cette biographie révèle le décalage, « la disjonction » entre l’existence intime et les préoccupations professionnelles de Constance Pascal ou par exemple, la façon dont a été éduquée Jeanne Rees-Pascal, la fille cachée de Constance et de Justin Mengin, officier supérieur. Le déchirement intérieur éprouvé par la pionnière prouve les difficultés inhérentes sous la IIIème République, quand les femmes étaient reléguées au mariage et à la maternité, bien avant l’obtention des congés payés et du droit de vote… Cela n’a pas empêché Constance Pascal de rédiger de nombreuses monographies lui permettant de distinguer les symptômes et les bases psychiques ou biologiques des patients et patientes internés, à partir d’« histoires de cas », en plus de l’accablement de son travail asilaire et de ses responsabilités. La grande psychiatre a opté pour « la prévalence de l’observation clinique personnelle sur la théorie abstraite » de ses confrères de l’époque. L’obscurité séculaire dans laquelle furent plongées les femmes d’exception confirme l’interrogation de Chantal Potart (cofondatrice de Histoire(s) & Mémoire de Maison Blanche) : « L’oubli est-il un processus actif et volontaire ? ».
Yasmina Mahdi
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