Conservatisme, Roger Scruton (par Gilles Banderier)
Conservatisme, mai 2018, trad. anglais Astrid von Busekist, 234 pages, 19,50 €
Ecrivain(s): Roger Scruton Edition: Albin Michel
« Le conservateur, c’est l’homme qui accueille le donné comme une grâce et non comme un poids, qui a peur pour ce qui existe et qu’émeut toujours la patine du temps sur les êtres, les objets ou les paysages », écrit Alain Finkielkraut (Nous autres, modernes, Ellipses, 2005, p.269-270), qui ajoute un peu plus loin que le conservateur est devenu l’homme à abattre, qu’on le mette en joue depuis la gauche aussi bien que depuis la droite. Vu de la gauche, le conservateur est accusé de vouloir maintenir les privilèges et donc les injustices hérités du passé ; vu de la droite, on lui reproche de défendre les avantages acquis. Le conservateur ne sera, par exemple, pas enclin à considérer le statut des cheminots comme un archaïsme qu’il faut faire disparaître, mais comme un progrès social qu’il conviendrait d’étendre à d’autres catégories professionnelles. Surtout, le conservateur est l’ennemi absolu du bougisme, cette variante dégradée du progressisme identifiée par Pierre-André Taguieff, selon laquelle tout doit tout le temps changer et les êtes humains s’adapter au changement défini comme sa propre fin. Il ne s’agit plus de changer pour améliorer, mais de changer parce qu’il faut « bouger », réformer, être « en marche », ne pas demeurer immobile, crispé, etc. Le capitalisme consumériste y trouve son compte, qui pousse à remplacer des produits fonctionnant très bien par des produits ne présentant qu’un nombre restreint d’authentiques perfectionnements.
Le philosophe britannique Roger Scruton avait déjà publié un essai dont le titre constituait à lui seul une provocation, De l’Urgence d’être conservateur, traduit en français avec une célérité qui en disait long. Conservatisme se présente comme le volet historique de sa réflexion : suivant quels méandres s’est développée la pensée conservatrice, autrement dit, l’idée que le changement ne constitue pas un bien en soi ? Fut-elle une réaction à la pensée utopique, qui se développa à partir de la Renaissance et qui, sitôt qu’elle cessa d’être un jeu de l’esprit, un genre littéraire, conduisit à des catastrophes ? Comme on pouvait le subodorer, la pensée conservatrice s’est mise en forme après deux grandes secousses, distinctes en leurs causes et leurs conséquences, la Révolution anglaise et la Révolution française, avec, entre elles, un troisième événement, non pas une révolution mais une naissance, celle des États-Unis d’Amérique, laboratoire d’un messianisme vigoureux et d’une expérience politique inédite, toujours en cours et réservant son lot de surprises. Mal connue en France, la pensée de Jefferson a exercé une influence considérable dans le monde anglo-saxon. Le mot du président Kennedy recevant, le 29 avril 1962, les récipiendaires américains du Prix Nobel, n’était qu’à moitié une boutade : « I think this is the most extraordinary collection of talent, of human knowledge, that has ever been gathered together at the White House, with the possible exception of when Thomas Jefferson dined alone ».
Ce sont des Anglo-saxons comme Burke qui, les premiers, pressentiront que la Révolution française tournera mal, qui s’acheva par l’émergence d’un personnage que seul le chauvinisme français interdit de considérer comme un monstre. Il n’est pas étonnant que la France, saignée par la Révolution et par « l’épopée » napoléonienne, soit à son tour devenue une terre favorable aux idées conservatrices (Chateaubriand, Tocqueville), tandis que le conservatisme anglais poursuivit sa voie propre, avec des personnalités qui ne furent pas seulement des théoriciens de la politique, mais également de grands écrivains (Coleridge, T. S. Eliot, Chesterton). L’effondrement de l’idéal progressiste, de la foi en la science, à la suite de la Première Guerre mondiale et des grands massacres du XXesiècle (Europe, Russie, Chine, Cambodge, Afrique) a ouvert la voie à un renouveau de la pensée conservatrice, d’autant plus qu’en France, la « gauche de gouvernement », ayant dûment mis hors service l’ascenseur scolaire, a renoncé à faire disparaître les injustices sociales et s’est convertie à un mélange toxique de bureaucratie, d’économie de marché, de politiquement correct orwellien et de multiculturalisme. Face au bougisme, le conservateur, optimiste échaudé, qui sait que l’Histoire peut être une malédiction, entend garder du passé ce qui mérite de l’être.
Gilles Banderier
- Vu : 2008