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Comme les amours, Javier Marías (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 05.11.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Espagne, Folio (Gallimard), Roman

Comme les amours, Javier Marías (Los enamoramientos, 2011), Traduit de l’espagnol par Anne-Marie Geninet, Folio 421 p.

Edition: Folio (Gallimard)

Comme les amours, Javier Marías (par Léon-Marc Levy)

Le temps est une affaire vertigineuse. Dans l’axe, seul le passé existe. Le futur est hasardeuse spéculation. Le présent une pure fiction. C’est la ligne continue qui traverse ce sombre roman, ce presque roman noir. La mort (violente en l’occurrence) fige une histoire dans le passé. L’histoire est alors saisissable, elle a un début et une fin, l’observateur sait ce qu’il en est de la narration du mort. C’est la position du lecteur de biographies : Baudelaire est né, il a vécu, il a souffert, il a aimé, il a écrit, il est mort. Baudelaire est lisible, il appartient au passé, du moins par sa vie, son œuvre, elle, continue par un miracle que seul le génie peut produire.

Luisa, l’épouse, et Maria la narratrice sont désormais en aval de Miguel, assassiné sauvagement, tailladé au couteau papillon par un inconnu. Et en aval, il n’y a évidemment plus Miguel. Le temps de Miguel est clos, tellement clos qu’un retour (impensable) de Miguel serait un cauchemar aussi terrible que sa mort. Non pas que son épouse, Luisa, ne le regrette pas - elle est au contraire écrasée par sa disparition, incapable de s’en relever malgré ses deux enfants – mais parce que le temps ne permet pas de manquement à ses règles : ce qui est clos est clos, provoque un ordre nouveau et une faille dans cette règle serait le pire des désordres.

Maria, la narratrice en découvrira un bel exemple littéraire dans Le Colonel Chabert de Balzac, roman dans lequel le retour d’un « mort » est à l’origine d’un désordre total.

Ici, point de retour du mort, mais la perturbation viendra des circonstances de l’assassinat. Là encore, le temps va connaître une bousculade renversante car le moment de la mort – qui semble établi par la police et les médias – n’est pas celui qu’on croit, du moins peut-on le croire.

Javier Marias fouille les méandres de l’âme de chacun de ses personnages jusqu’à la substance même. Il déplie et déploie les composants de la rationalité et de l’irrationalité de chacun, dans un flux de réflexions obsessionnelles sur le quand, le pourquoi, le comment. Il le fait tant que la lecture du livre semble parfois étouffante, parfois répétitive. Les faits de la narration sont rares et pourraient se résumer en cent pages (et il y en a quatre cents) : l’intérêt du roman réside dans l’intimité des consciences, au point que certains (longs) passages sont presque de l’ordre de l’essai psychologique. Marias explore le dédale inextricable de la passion amoureuse, capable de hisser les humains au faîte de leur âme, ou de les précipiter dans les bas-fonds de la turpitude la plus ignoble. Le titre original, Los enamoramientos, est bien plus proche de la quête de ce roman que sa traduction française : il ne s’agit pas d’amours mais bien d’« enamourements », des mécanismes complexes, souvent effarants, qui mènent les hommes à des passions dévorantes. Passions tristes souvent, comme dirait Spinoza, capables du pire, jusqu’à la négation même de toute humanité, comme le dit la narratrice, Maria, évoquant le cheminement tragique de certaines amours, s’inspirant d’illustre exemples littéraires empruntés à Balzac ou Shakespeare.

 

Et c’est tout le contraire, en effet, à ceci près qu’il ne nous permet pas de le percevoir avec ses minutes traîtresses et ses secondes sournoises, jusqu’au jour étrange, impensable, où plus rien n’est comme il en avait toujours été : où deux filles bénéficiant des rentes de leur père l’abandonnent à la mort dans un grenier, sans sou ni maille, et que l’on brûle les testaments qui déplaisent aux vivants ; où les mères leurs enfants et les maris volent leurs femmes, ou les femmes tuent leurs maris en se servant de l’amour qu’elles leur inspiraient pour les rendre fous ou stupides, à seule fin de vivre en paix avec un amant ; […] où une veuve qui hérita position et fortune de son mari soldat, tombé dans la bataille d’Eylau au cœur du froid le plus froid, le renie et l’accuse d’imposture quand après tant d’années et de misères il réussit à revenir d’entre les morts ;

 

L’enfer est dans le cœur des humains semble nous dire l’itinéraire mortel de Diaz-Varela, amoureux de Luisa, la veuve, et amant de Maria, la narratrice. Satan semble mener le bal tragique.

 

Semble … Ce roman, jusqu’à son terme, serait-il aussi celui du semblant ?

 

Léon-Marc Levy



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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /