Chronique anachronique, par Kamel Daoud
Jour huit. La fin du monde est un appel à la prière. Le soleil est une routine. Il fait chaud dans la tête qui sert d’encrier à des palmiers. Une route passe, long bras jeté sur une colline. Un homme vend des fruits avec des yeux de mort. Une femme se hâte parce que les yeux ont des dents et la rue est un traquenard unijambiste. Que faire ? Tuer le temps. Une étrange illusion.
Le temps est un animal sourd et muet qui a la peau du monde, pas une ride et des chiffres en zébrure comme un tigre mou qui mange des levers de soleils pour se nourrir. Il s’allonge ou se rétrécit. Il est blanc avec des côtes d’ivoire. Il est. Et on glisse dedans.
Dans le mythe, le temps est la baleine qui a accouché du monde. Des milliards marchent en rond dans son vaste poumon et élèvent des stèles et célèbrent des feux et des cultures. A peine si les mystiques soupçonnent un océan en collant l’oreille au larynx du poisson. Le temps ne peut pas être tué, il s’enroule, s’enroule puis se détend comme un geyser et s’affaisse comme un épiderme qui n’a pas choisi un règne. Il est le centième nom d’Allah, prononcé dans un tic-tac ample. Il est l’horloge mais aussi la gare, la lettre pliée, la ride qui sert d’horizon au décompte, l’usure et la solution. Il est l’angoisse.
La succession en Algérie, sans solution après Bouteflika, n’est pas une question « politique » mais de temps : c’est une angoisse face à l’écoulement. Le régime n’arrive pas à comprendre le sens de la rivière alors il la remplit de pierres pour illustrer un vieux proverbe de gens assis : il ne reste dans la rivière que ses pierres.
Le temps tuera mais jamais avec ses mains. On ne peut pas le tuer. On enfonce le couteau, le vieux tigre à chiffres abroge la lame, l’entoure de rouille et la transforme en feuille morte puis se relève et va glissant de peau en peau. La prière est une recette ancienne pour perforer la peau du temps : lancer la main suppliante vers la berge du ciel, essayer de se traîner hors de l’écoulement, ramper vers le Dieu choisi comme amarre, puis lentement se faire absorber par le sable mouvant et revenir vers la broyeuse insonore. Les drogues aussi perforent le temps. Mais ne le tuent pas. Il s’y adapte et finit par en investir les alvéoles creuses, imposer ses chiffres distendus comme des caoutchoucs puis réimposer le décompte. Au sein même de la rime. La littérature aussi : créer contourne l’éternité. Les dieux en usent puis s’enferment déçus. Reste le sommeil. Une façon de flotter dans une horloge mais cela ne dure pas.
Tuer le temps. Toute la journée. Puis se tuer en lui. Elever les livres en colonnes pour le vaincre. Construire et ériger. Dessiner de lourdes peintures ; mais il finit par vaincre.
Comprendre brusquement ce qu’a dit Borges sur les fascismes : ils sont anachroniques ; leur présent est un déni du présent. Le passé est une image. Leur radeau. « Le nazisme souffre d’irréalité, comme les enfers d’Erigène. Il est inhabitable ; les hommes ne peuvent que mourir pour lui, mentir pour lui, tuer et ensanglanter pour lui », écrivit-il. Cela est valable pour Daech et le califat universel.
Kamel Daoud
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