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Chergui, Joëlle Pétillot (par Catherine Dutigny)

Ecrit par Catherine Dutigny/Elsa 12.11.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman

Chergui, Joëlle Pétillot, Editions Fables Fertiles, novembre 2025, 112 pages, 15,20 euros

Chergui, Joëlle Pétillot (par Catherine Dutigny)

 

« Cette histoire est celle d’une cité ocre et blanche, posée en plein désert comme un bijou sur du sable ». Ainsi commence Chergui, le dernier livre de Joëlle Pétillot.

Sous la réverbération étourdissante de la lumière méridienne, une veuve, revenant du souk, s’effondre au milieu de la rue — non pas saisie par la mort, mais happée par un sommeil profond. Bientôt, un vieil homme, des enfants, puis une jeune fille promise à un mariage imminent, sont à leur tour gagnés par cette étrange léthargie. Sans logique apparente, le mal choisit ses proies : la cité se peuple alors « d’endormis » — corps animés d’une troublante absence-présence — et « d’éveillés », condamnés à l’impuissance, au silence, à la douleur de voir s’éloigner, sans comprendre pourquoi, ceux qu’ils aiment.

Les mois passent, les chagrins s’amoncellent, alourdis par l’incompréhension ; la peur s’installe. Pourtant le désert murmure qu’une présence s’annonce. Quelque chose ? Quelqu’un ?

Ce quelque chose, c’est le Chergui, ce vent incandescent et desséchant venu du Sahara, le mauvais Chergui, celui qui dure neuf jours, soulève le sable, gifle les visages et s’insinue jusque dans les demeures les mieux closes.

Ce quelqu’un, c’est un homme escorté de cavaliers : silhouette drapée d’indigo, accroupie sous l’arche de la porte de la cité, il trace dans le sable des signes mystérieux, langage connu de lui seul — le Verbe, peut-être, comme au commencement du monde ? Figure à la fois christique et païenne.

Figure crainte puis aimée dans cette alternance de sentiments qui bouleverse les habitants de la cité face à l’incompréhensible. Le doute les saisit et l’auteure joue une partition où les rallentandos cèdent la place aux accelerandos, puis reviennent, afin d’immerger le lecteur dans une atmosphère surnaturelle.

Pendant ce temps, les « endormis » rêvent. Leurs songes les conduisent au plus profond des secrets qu’ils abritent, leur offrant la délivrance des non-dits, la réconciliation avec leurs fragilités, la révélation de désirs enfouis, longtemps étouffés par l’emprise des usages, de la tradition, du poids de l’obéissance et des injonctions du réel. Peu à peu, aucun ne souhaite revenir de cet état semi-comateux : ils y deviennent enfin eux-mêmes, vivant ce que leur être recèle de plus intime.

Mais le mal rôde, et la tentation vire au vertige lorsque folie et désir s’entrelacent. L’une d’elles gît, impuissante et offerte, portée par ses rêves vers l’homme qu’elle aime, mais qu’on lui interdit d’épouser. Pour un « éveillé », elle n’est qu’une proie, un corps, une vengeance à assouvir.

Ce conte intemporel s’imprègne de la lumière bleue qui nimbe la prose délicate sensuelle et poétique de l’auteure : bleu de la peau, des étoffes, des naseaux des chevaux, des dés qu’un enfant fait rouler dans le sable ; bleu des nuages rêvés, ou de celui, plus immatériel, de l’âme. Une couleur qui circule dans les sinuosités de la phrase, et qui, symboliquement, n’évoque pas seulement la paix et la stabilité, mais aussi la confiance, la loyauté et, ici surtout, la vérité.

Sensualité et poésie : on retrouve le style singulier de Joëlle Pétillot — précieux, mais jamais précieusement affecté. Poétesse et nouvelliste publiée aux Éditions Fables Fertiles, elle entremêle subtilement son récit d’aphorismes discrets et d’éthopées délicates.

Comme le rappelait Gaston Bachelard dans L’Eau et les rêves, « il y a une poétique du sang ; c’est une poétique du drame et de la douleur, car le sang n’est jamais heureux. » Mais le sang qui affleure à la sortie d’un rêve, sous la plume de l’auteure, sans être « heureux » devient symbole de justice et irrigue ce récit magique d’une onde de résilience et d’espoir.

Quand le Chergui souffle, dans la cité endormie, les âmes s’éveillent. Et Joëlle Pétillot tisse, pour notre ravissement, l’étoffe rêvée, filée de sensualité et de poésie.

 

Catherine Dutigny

 

À propos de l’écrivain : Joëlle Pétillot

L’auteur, née en 1956, est poète et romancière. Le souci de la transmission l’a bien vite conduite à écrire. Elle a publié dans de nombreuses revues ; a fait paraître à ce jour deux romans (La belle ogresse en 2011 ; La reine monstre en 2013, aux éditions Chemins de tr@verse) ; deux recueils de nouvelles (Le hasard des ­rencontres en 2011 et Petites morts ou presque en 2019, aux éditions Chemins de tr@verse) ; trois recueils de ­poésie (Éclair obscur en 2019, aux éditions Henry, Le bal des choses immobiles, aux éditions Alcyone (2019), Chronique des différents silences (2021) aux éditions Douro). Éclair obscur a obtenu le Prix 2019 des trouvères lycéens.



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A propos du rédacteur

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Rédactrice

Membre du comité de lecture. Chargée des relations avec les maisons d'édition.


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Genres : romans, polars, romans noirs, nouvelles, historique, érotisme, humour

Maisons d’édition les plus fréquentes : Rivages, L’Olivier, Zulma, Gallimard, Jigal, Buschet/chastel, Du rocher, la Table ronde, Bourgois, Belfond, Wombat etc.