Chems Palace, Ali Bécheur
Chems Palace, avril 2014, 263 pages, 19,90 €
Ecrivain(s): Ali Bécheur Edition: Elyzad
Chems Palace tient à la fois du conte féerique, des rêveries d’un solitaire érudit et du récit allégorique. La féerie s’opère en plein Paris, transformant un va-nu-pieds de Djerba en un magnat de l’hôtellerie. Un roman dans le roman ; le tout raconté depuis une oasis, au Pays des Palmes ; et cette oasis, sans doute, n’est pas qu’une… oasis.
Le narrateur, c’est al-moâllem – l’instituteur. Il est à la retraite. C’est ici, dans cette oasis qu’il a débuté sa carrière. Puis il a été ballotté au gré des affectations, passant d’un village perdu à une banlieue grise de Tunis.
« L’heure de la retraite ayant, bon an mal an, sonné (…), recru de la fureur des villes, j’étais en quête d’un lieu où, sans hâte mais sans appréhension, attendre le générique de fin d’un film qui, somme toute, ne m’avait pas semblé palpitant ».
Où se poser enfin, lui qui est sans véritables attaches familiales ?
« L’oasis n’est pas un lieu, c’est un Te Deum. Les palmiers mugissent à voix rauque, les arbres fruitiers couronnés de flocons fuchsia, les jonchées de coquelicots, de campanules, de bourrache velue à fleurs bleues scintillent parmi les mauves, les orties, les trèfles et les chardons hérissés d’épines. Tout chante une action de grâce, tout s’exclame et acclame, tout psalmodie un rite de fécondité, proclame l’érection vertigineuse des fûts, l’éjaculation de la lumière, les spasmes de la source et jusqu’au pépiement des oiseaux, bref, aiguisé, obstiné. Ombre striée de lumière, lumière rayée d’ombre, sons, odeurs, couleurs ».
Al-moâllem est sans doute vu par les paysans du coin comme un prophète ou presque (« le savoir étant science sacrée »), son langage (et donc sa vision des choses) est certes éthéré, mais pas désincarné pour autant. Ali Bécheur déploie dans ce roman un art maîtrisé du récit ambivalent. Chems Palacedévide une narration en permanence double. Les rêveries sur l’existence, sur le temps, la description poétique des paysages, le regard paisible sur les faits et gestes du quotidien, tout cela est énoncé avec des mots qui expriment également une intense et constante sensualité, au point qu’il n’est pas sûr du tout que « oasis » signifie ici uniquement un lieu géographique.
« Voici la source. Là affleure la nappe souterraine, s’épand le flot du désir, ruisselant à travers les vaisseaux, parcourant le territoire qu’il irrigue d’un sang torride, sinuant parmi les organes secrets, montant dans la sève jusqu’au cœur où elle fermente ».
On part d’ici et l’on y revient, semble répéter l’instituteur, arpentant et sublimant en voluptueux du mot son lieu de prédilection. La preuve, Si Nadir, le richissime entrepreneur. Il a été gamin dans cette oasis, un de ceux à qui, jadis, al-moâllem a appris à lire et à écrire. Comme tous les jeunes, à peine adulte, il a fui l’oasis pour les lumières de la ville. Lui qui désormais possède tout ou presque, le voici de retour dans l’oasis ; pour demander à son ancien instituteur de mettre en mots sa vie, son œuvre, son destin. Celui-ci proteste en vain qu’il n’est pas écrivain. Entre le point de départ et le terminus, il y a beaucoup d’agitations, de tourments, de quêtes diverses qui nous font oublier de contempler l’oasis et ses beautés. Le contemplatif instituteur est donc bien la bonne personne pour écrire… ce beau roman qui, en réalité, est sans commencement ni fin.
Théo Ananissoh
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