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Cette nuit, Joachim Schnerf

Ecrit par Gilles Banderier 23.01.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Zulma

Cette nuit, janvier 2018, 146 pages, 16,50 €

Ecrivain(s): Joachim Schnerf Edition: Zulma

Cette nuit, Joachim Schnerf

 

Salomon est un vieil homme qui porte à l’avant-bras un tatouage. Pas un prénom féminin, un cœur ou quelque autre emblème folklorique. Une suite de chiffres. Enfant, il fut déporté à Auschwitz avec ses parents. Lui seul en réchappa et put revenir du dernier cercle de l’enfer. On a beaucoup publié sur des thèmes comme « vivre après Auschwitz », « écrire après Auschwitz », « aimer son semblable et lui faire confiance après Auschwitz », etc. Pour Salomon, ce ne sont pas des questions théoriques. Ayant vu ce que personne n’aurait jamais dû voir et ce que nul ne peut pleinement communiquer, il surmonta cette expérience en développant un « humour concentrationnaire » très personnel. Il prit le parti d’en rire, ce qui ne manque jamais de provoquer de l’embarras (pour le dire gentiment) en société. Peut-être grâce à cette politesse du désespoir (une définition bien connue de l’humour), Salomon put fonder une famille et mener une vie aussi normale que possible. Joachim Schnerf prend son personnage de patriarche à un moment délicat de son existence : il vient de perdre sa femme et doit organiser seul la Pâque juive qui s’annonce.

Certes, même veuf de fraîche date, Salomon ne sera pas isolé en « cette nuit ». Il peut compter sur ses deux filles, qui ne se supportent pas l’une l’autre (l’aînée plonge dans l’alcool lorsqu’elle se trouve en présence de sa sœur cadette, au tempérament hystérique marqué), sur ses deux gendres, l’un hâbleur, l’autre terrifié par sa femme (la sœur cadette et hystérique) et sujet à d’irrépressibles troubles intestinaux. Au cas où cela n’aurait pas suffi, il faut ajouter les deux petits-enfants de Salomon : une adolescente résolue à faire disparaître la misère du monde, laquelle à ses yeux s’incarne, bien entendu, dans le peuple palestinien opprimé (effet garanti) et un jeune homme comparativement discret. Rien ne vaut les fêtes en famille pour faire resurgir les rancœurs, enfouies ou non. À l’image du destin juif, le déroulement très précis et ritualisé de la fête de Pessah exige une longue patience, comme un chrétien l’apprend à ses dépens dans un apologue hassidique (« À cause d’une minute », Les Récits hassidiques du rabbi de Kotzk, Albin-Michel, 2017, p.88-99) et peut, dans l’humble pratique familiale, donner lieu à toutes sortes de dysfonctionnements. Cette fastueuse liturgie domestique, consignée et décrite au mot près dans la Haggadah, « un livre de prières et de lamentations, un récit de combat, d’exode, de questions et d’espoir » (p.14), se termine, on le sait, avec la fameuse formule « L’an prochain à Jérusalem », qui fut pendant près de vingt siècles un vœu impossible, la marque obstinée d’une fidélité surhumaine à l’alliance voulue par Dieu. En butte à tant d’hostilité à travers les âges, qui culmina au XXe siècle avec un génocide presque abouti, n’importe quel autre peuple aurait déposé avec reconnaissance le fardeau de son identité collective et se serait fondu dans d’autres groupes humains. Pas les Juifs. En attendant sa première Pâque sans sa femme, Salomon remonte le fil de sa mémoire et se rappelle les fêtes de Pessah vécues jadis. La Pâque juive est moins une commémoration qu’une manière de revivre au présent la sortie d’Égypte, comme si elle s’accomplissait ici et maintenant. À Pessah se croisent plusieurs plans : le sacré et le profane, l’universel et le particulier, l’éternel et l’éphémère, le passé et le présent, la collectivité et l’individu. Le lecteur de Cette nuit assiste à un croisement du même ordre. Joachim Schnerf élève à une dimension universelle le destin de Salomon, le milieu judéo-alsacien décrit dans son roman et rend hommage à la longanimité du judaïsme, à sa mémoire.

 

Gilles Banderier

 


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A propos de l'écrivain

Joachim Schnerf

 

Joachim Schnerf est né en 1987 à Strasbourg. Il vit actuellement à Paris où il est éditeur de littérature étrangère. Après Mon sang à l’étude, son premier roman paru aux Éditions de l’Olivier, il nous plonge avec Cette nuit dans l’intimité d’une famille, tendue sur le fil de la mémoire d’un homme au soir de sa vie. Un roman d’une grande sensibilité (source éditions Zulma).

 

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).