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Cette maudite race humaine, Mark Twain (par Charles Duttine)

Ecrit par Charles Duttine 14.09.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Babel (Actes Sud), Essais, USA

Cette maudite race humaine, mai 2020, trad. anglais (USA) Isis von Plato, Jörn Cambreleng, 80 pages, 5,80 €

Ecrivain(s): Mark Twain Edition: Babel (Actes Sud)

Cette maudite race humaine, Mark Twain (par Charles Duttine)

De la virulence dans l’écriture

En abordant un essai polémique, on s’attend à découvrir un opus radical, combatif, parfois violent dans ses propos, ou encore à suivre les sinuosités subtiles de l’ironie, ou bien à rencontrer un auteur qui s’adresse à nous, l’insulte à la bouche, un esprit brillant mais « vachard ». C’est comme si un virus entêté s’était introduit dans la littérature. On est loin d’une littérature tiède, fade et édulcorée, recherchant le consensus mou. Il y a un peu de tout cela en ouvrant le livre de Mark Twain, Cette maudite race humaine. On pense d’ailleurs à la grande tradition des polémistes et on a en tête des noms comme ceux de Bloy, Bernanos, Berl, tous des esprits qui ne s’en laissaient pas conter et aptes aux duels verbaux.

L’ouvrage de Mark Twain est modeste dans sa dimension, une soixantaine de pages, mais son intention est bien explicite, vu le titre ; l’auteur réprouve avec la plus grande force l’espèce humaine. Le livre comporte cinq essais (écrits à la fin de sa vie mais publiés d’une manière posthume) dont deux sont particulièrement intéressants, celui qui ouvre le recueil et celui qui le referme : Le monde a-t-il été fait pour l’homme ?, et L’animal inférieur.

Dans le premier, que reproche Mark Twain à l’humanité ? Son anthropocentrisme, son complexe de supériorité, sa volonté de considérer l’évolution des espèces comme des étapes conduisant immanquablement à l’éclosion de l’espèce humaine, comme une sorte de parachèvement. Avec ironie, Twain nous dit que l’huître qui pataugeait à l’ère du Cambrien a dû avoir le même sentiment « que les dix-neuf millions d’années étaient une préparation pour elle et ce serait là l’huître toute crachée, qui est l’animal le plus prétentieux qui soit, l’homme mis à part ».

Une invitation à la modestie, voilà donc ce à quoi nous invite l’auteur. Rabaisser l’humanité dans sa tendance à se voir comme le couronnement de l’évolution, bousculer son orgueil et sa prétention à se considérer à part dans l’univers, bref dénoncer ce qu’on appelle aujourd’hui le spécisme après Peter Singer. Mark Twain conclut ainsi son premier essai : « Si la tour Eiffel représentait l’âge du monde, la couche de peinture sur le mamelon du sommet représenterait la part de l’homme à l’échelle de cet âge et n’importe qui verrait que cette couche était ce pour quoi la tour a été construite. J’imagine, chais pas ».

Dans le dernier essai, L’animal inférieur, on se doute bien que cette périphrase, pour M. Twain, désigne l’être humain. On a droit à une collection de caractéristiques pour qualifier l’homme : il est avare et pingre, il a inventé l’indécence, la vulgarité et l’obscénité de telle sorte qu’il est le seul « animal qui rougit », il est également le seul à être cruel gratuitement pour le plaisir, le seul à être esclave et à pratiquer l’esclavage, le seul animal religieux avec toute l’intolérance qui peut l’accompagner. Bref, un « animal déraisonnable » qui se prétend doté de sens moral, mais c’est une « qualité qui lui permet de faire le mal ». Physiquement, il collectionne les pires maladies et déficiences : « Il est l’animal de la perruque, du crâne trépané, du cornet acoustique, de l’œil de verre, du nez en carton, des dents en porcelaine, de la trachée en argent, de la jambe de bois ; une créature raccommodée et rafistolée de partout, de la tête aux pieds ».

Bref, on comprend que Twain a totalement inversé la hiérarchie du vivant : l’homme ne peut que descendre des « animaux supérieurs ». La preuve, cette conclusion avec une belle amabilité à l’égard des Français : « J’en conclus que nous sommes descendus et avons dégénéré depuis quelque ancêtre lointain – quelque atome microscopique baguenaudant, qui sait, sur la gigantesque surface d’une goutte d’eau –, cascadant d’insecte en insecte, d’animal en animal, de reptile en reptile, tout le long de la grand-route de la pure innocence, jusqu’à atteindre le fond de l’évolution, que l’on nommera l’être humain. Plus bas que nous, rien. Rien, si ce n’est le Français ».

Est-ce l’expression d’un homme aigri et amer ? Celle d’un misanthrope à l’agacement excessif ? Ou bien est-ce de la lucidité tout simplement ? On laissera le lecteur juge s’il s’aventure dans ce livre qui agit comme la mouche du coche qui vient agacer et tourmenter celui qui le lit. En tout cas, c’est un Twain bien différent des aventures adolescentes et facétieuses de Tom Sawyer et Huckleberry Finn que l’on découvre ici.

Petit bémol à l’intention de l’éditeur. On aurait aimé un appareil critique plus étoffé, les quelques notes et la préface de Nancy Huston n’apportant que peu d’informations décisives.

 

Charles Duttine

 

Mark Twain, écrivain, essayiste et journaliste américain, né en 1835 sur la rive ouest du Mississippi, mort en 1910, est l’auteur des Aventures de Tom Sawyer, et des Aventures de Huck Finn, monuments du roman américain, et d’une œuvre littéraire considérable composée d’une quinzaine de livres.

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A propos de l'écrivain

Mark Twain

 

Mark Twain, de son vrai nom Samuel Langhorne Clemens, né le 30 novembre 1835 à Florida, Missouri (en) dans le Missouri(États-Unis) et mort le 21 avril 1910 à Redding, Connecticut (États-Unis), est un écrivain, essayiste et humoriste américain.

Après avoir fait une carrière de militaire, été imprimeur et journaliste chez les mineurs du Nevada, il se fait connaître par son roman Les Aventures de Tom Sawyer (1876) et sa suite, Les Aventures de Huckleberry Finn (1885).

 

A propos du rédacteur

Charles Duttine

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Charles Duttine enseigne les lettres et la philosophie, après avoir étudié à la Sorbonne où il fut notamment élève d’Emmanuel Levinas. Auteur de nombreux récits courts, dont Douze Cordes (Prix Jazz en Velay, 2015), il a publié deux recueils de nouvelles, Folklore, Au Regard des Bêtes et un récit romanesque Henri Beyle et son curieux tourment.

Son dernier ouvrage (deux novellas) L’ivresse de l’eau suivi par De l’art d’être un souillon vient de paraître aux Editions Douro. Il publie régulièrement dans de nombreuses revues littéraires.