Césarine de nuit, Antoine Wauters (par Murielle Compère-Demarcy)
Césarine de nuit, Antoine Wauters, Cheyne Éditeur, Coll. Grands Fonds, 2012, 128 pages
Et si Césarine de nuit, en même temps que ce livre constitue un réquisitoire contre le monde normatif qui impose ses codes et ses lois à des individus non conformes et non dociles à son pouvoir d’oppression, était, par le truchement d’un conte cruel initiatique, un hymne formidable à la Liberté individuelle face à tout Système qui la broie ? Le choix de deux enfants, en l’occurrence de jumeaux abandonnés à leur destin, comme protagonistes de ce périple d’une innocence martyrisée est largement symbolique, puisqu’ainsi que l’affirme Jean-Pierre Siméon en quatrième de couverture : « En ces enfants, c’est le désir qu’on assassine ».
« La Collection Grands Fonds accueille, en marge de tout genre littéraire codifié, des pages plus secrètes, témoins d’une vie qui s’inquiète et s’interroge », précise l’éditeur.
Et c’est bien une vie marginale, atypique, qui est ici déroulée à la lecture du chemin de croix de deux enfants, Césarine et Fabien, abandonnés par leur famille paysanne, enfants perdus, fuyards, traînés d’institution en asile (« Un couloir et puis l’autre » ; « l’usine, l’asile où vont buter les cœurs ») et dont l’Autorité va impitoyablement soumettre l’indocilité jusqu’à les martyriser. Jumeaux que l’Autorité va séparer (on a « mal à Césarine », isolée, perdant pied, grattant de ses ongles les lézardes des murs, seule sous la lampe cherchant en vain un peu de trace d’humanité, dérivant « sous l’absence de son frère Fabien », oisillon rejeté jeté en cage, lâché dans des couloirs vides où « les ailes battent en silence »).
Mal à Césarine. Mal à l’ange aux
entrailles, et mal à l’autre enfouie,
son enfance.
Enfants maltraités dont l’Autorité innommable et impitoyable va empêcher le recours à la lecture comme viatique ou échappatoire, tout un symbole dans une mise en abyme du pouvoir maléfique de la Littérature pour ceux qui veulent contrôler par le pouvoir qu’ils détiennent les « petits », les rebelles, les indociles : des enfants comme épis coupés. En outre, les lectures de Fabien sont les encres perfusées de voix fortes : Artaud, Césaire.
On vient avec des lances, et l’envie
bien réelle de le voir s’activer. Tombe
son livre. On le cogne. Tombe son
regard à nos pieds, nos bottes, coques
en fer. On le maintient immobile, reins
ceinturés, genoux à quai puis piqûre
de morphine dans la veine de la panse
ou du très petit gras. Lire comme lui,
calme au doux pied de l’eau, ce grand
fleuve qui nous traverse les yeux,
relève du mauvais goût. On brûlera
le mauvais goût. Attendez voir.
« Ce grand fleuve qui nous traverse les yeux »… l’écriture dense, puissante, écrivant des mots mêmes de l’écrivain Antoine Wauters « un texte dur avec des mots doux », nous traverse, nous transperce, nous bouleverse. Par ses remous, « l’horrible son » du pire que l’on pressent entre les lignes, l’écriture de Césarine de nuit nous prend à la gorge, « force frottis » (rude réel) de gorge » nous tient sur le fleuve douloureux de ses mots comme on ne peut se détourner de ce qui nous horrifie. Les pensées du petit frère jumeau vers le souvenir de sa petite sœur jumelle, font mal où notre humanité vacille.
Bien sûr il la verra de loin en loin,
Sarine, comme il dit, sur la pierre
et le chaume, en son petit lit de cocagne
(…) Il la verra gantée, appliquée à
la brosse attelée au lavoir, sa belle
bouche un peu grasse et ses lèvres qui
boudent. À un pieu elle sera attachée
la nuit, une jupette fendue à l’endroit
que l’on aime.
L’inaugural « Il était une fois » du conte classique est repris ici par « La nuit point ». À l’instant où Césarine « ouvre l’œil ». Avant « la crudité de l’aube » et « la lumière blanche qui la blesse, au plus près ». Il y eut une première nuit…
Où pouvoir trouver une place quand, dès l’enfance, aucune ne vous est accordée ? « Césarine sans drap. Se rêvant nue, / dans aucun lieu, aucune rue (…) », sortie du bois, sauvage, sauvagine, les chevilles les poignets liés ; Césarine vouée aux oubliettes d’une société qui la déchire encore un peu plus, loin de la clairière d’enfance où elle fut aimée par son frère Fabien et Charles, l’aîné parti de l’enfer domestique.
En trois parties, Césarine de nuit démontre par l’abrasivité de ses mots – des mots que seule la Littérature semble pouvoir émettre pour toucher d’aussi près un réel si brut – la monstruosité d’une société civile dont l’Autorité broie ici ses « petits », fragilisés, abandonnés dès la naissance (la mère, le père paysans décident, faute de moyens financiers suffisants, d’abandonner leurs jumeaux, Césarine et Fabien), comme voués au malheur. L’écheveau du temps par lequel ces enfants perdus tentent de maintenir résistant le patchwork de leur vie se troue, manque à chaque traversée de s’effondrer, puisque le lien social est rompu.
La voix de Césarine, emplie de nuits qui la violentent, ne devient plus que celle d’« une jeune fille absente, dans un trou ». Qui rêve de retrouver ce qu’on lui ôte
La reconnaître à sa façon de manier
la brosse, l’époussette et la loque en
pensant à lui, Fabien, et à Charles
qui va venir, l’autre frère, tout à la fin,
peut-être. À sa façon de parler comme
hier elle courut, oui monsieur je vous
aime, et plus je vous aime, plus c’est
sincère. (…)
Césarine de nuit a le goût des mûres ensanglantées. Fruits rouges que l’on mangerait comme la vie avec gourmandise, l’avidité de se vivre, et qui ne vous laisseraient comme présent que le goût chaud et fétide du sang de la souffrance au bord des gencives. Destins édentés trop tôt. Celui de Césarine que l’on enferme dans le silence, jetant sa parole dans le noir de ce qui ne s’écoute pas (« (…) elle a cogné / à vide et laissé dire à sa colère tout / ce qu’elle pense mais qu’une fille loin / de chez elle, ne peut pas dire, ne peut / que taire »). Le lecteur s’enfonce dans la forêt d’un conte cruel dans lequel l’enfant, perdu, s’égare davantage sur son chemin au fur et à mesure de ses fuites puisqu’il s’agit de fuir l’Autorité broyeuse, destructrice.
Nostalgique du bois. Elle en rêve. Et
du miel chagriné des falaises, des
courtes chemisettes avec lesquelles
bondir et s’élancer dans les taillis, ses
belles cuisses enroulées aux arbres,
aux éclats des pontons sous le petit
grain de pluie. Mais le plus souvent
non. Non. (…)
Même le pays d’origine d’où l’on peut s’« imaginer » une Césarine est hostile. Une Césarine car, se l’imaginer revient à « s’imaginer, moi ou une autre », Césarine est l’archétype atypique d’« une autre fille venue d’ailleurs », et la mention du lac Kivu ou des volcans comme lieux possibles de sa provenance, n’est pas anodine : le lac Kivu en effet est forme un lac méromictique, autrement dit qui ne mélange pas ses eaux profondes et de surface. Césarine, c’est la sauvagine, la sauvageonne (la démente coureuse des hautes terres) forcée à quitter sa terre, ses haillons pour une lingerie fine ; la fille rurale domestiquée avec force par la ville. La ville hostile normative, broyeuse des individualités atypiques ; posée comme une « embûche entre frère et / sœur »). Césarine, c’est la proie victimaire et d’autant plus bouc-émissaire (parfois souffre-douleur) qu’elle se montre récalcitrante face au système tyrannique, intolérant, au cadre et aux codes uniques qui entend l’opprimer et la soumettre. Des éléments para-textuels se remarquent en fin d’ouvrage avec cette indication particulière pour la table des matières : « TABLE DES CASES, DES MATIÈRES, DES CELLULES FERMÉES EN CARRÉ » comme si, au-delà du souhait très probable de l’éditeur (Cheyne) de rendre hommage à la qualité d’impression et typographique des ouvrages qu’il publie et qui, véritablement, sont d’une belle qualité de fabrication – comme si, a contrario l’on avait tenté ici de faire « rentrer » dans une grille d’imprimerie bien carrée l’histoire d’une anti-héroïne non conforme et que ce ne pouvait être que prouesse que d’y ajuster des mots. Tenter de raconter l’histoire tragique de Césarine de nuit, n’est-ce pas, par une sorte de mise en abyme, commettre l’exploit de faire rentrer dans « le cadre » narratif l’inconcevable, l’inouï, l’inénarrable ? Seule la poésie, langage par essence de l’écart et de la concision par la densité du filtre/philtre qu’elle appose et dont elle tamise/alchimise la crudité du réel, pouvait relever ce défi lui-même réussi par Antoine Wauters.
La langue, ici, se fait organique pour exprimer des corps meurtris, des esprits faits chairs, déchiquetés, condamnés malgré eux à l’extinction de la vie. En tuant tout élan chez ces enfants, en les violentant, on tue la vie. Les mots d’Antoine Wauters se font chair meurtrie et disent les mains meurtrières qui martyrisent. La langue, ici, fait corps avec la souffrance, et le lecteur fait corps et souffre avec l’extrême douleur indicible de ces enfants. La compassion est, dans la réception de Césarine de nuit, abyssale, dans le sens où elle touche la douleur au paroxysme de l’insupportable souffrance de l’être.
On le laissera faire s’il veut rentrer
dans le mur. Sa tête lèvera l’écaille
de plâtre et de couleur, cavera sous
la brique jusqu’aux barres de métal,
gonflant dans la poussière la laine de
roche dont elle prendra la forme, la
mesure en couleur. Rouge. Et le choc
sans doute fera perler le sang, sous
les narines, entre les lèvres pincées.
La première partie nous plonge dans la nuit répressive subie par l’innocence martyrisée qu’incarne Césarine, ainsi que dans l’oisiveté de Fabien, « mendiant » et « rebelle », « un livre à la main ». Or, pour l’Autorité
(…) Lire comme lui
calme au doux pied de l’eau, ce grand
fleuve qui vous traverse les yeux,
relève du mauvais goût. (…)
En raison de ce « mauvais goût », on cognera sur Fabien, on l’immolera en guise d’autodafé (« On brûlera le mauvais goût »), on le coupera de ses souvenirs, de Césarine et de Charles. La nonchalance têtue (la « lenteur aigrelette ») de Fabien fait écho à la candeur de sa sœur jumelle. Il ne dira pas comme Césarine à son bourreau : « Oui monsieur / je vous aime, et plus je vous aime, / mieux je me trouve, plus c’est sincère » mais :
(…) oui
monsieur je vis seul, et loin, et plus
je me retire, plus c’est sincère, mieux
je me porte.
La première partie campe la nuit dans laquelle sont plongés Césarine et Fabien. Ambivalente nuit à la fois gardienne qui protège pour se retrouver soi et gardienne qui emprisonne quand elle vous isole des autres ; nuit qui ouvre et qui ferme cette partie, qui « point » pour Césarine qui s’y réfugie, y pleure et s’y retrouve. La deuxième partie, elle, nous invite dans l’univers rugueux paysan où vivent les « sauvageons », Césarine et Fabien, « comme chienne et chien », dans leur petite enfance. « Crottés », occupés à gaver les oies, nourrir les porcs, se vautrant dans le crottin et la paille. Jusqu’à l’enfermement de Césarine, puis celui de Fabien, après qu’ils ont été abandonnés par leurs parents et livrés à la vie mendiante dans la ville. Dans la troisième partie, nous retrouvons « le jumeau écroué », « Fabien dans ce qu’il tait » ; le frère et la sœur traités comme des fous à lier, en cellule d’emprisonnement, au travail forcé, « camisolés de fleurs qui sont des ferrailles et des murs bien plaqués ».
(…) Alors on évoquera à sa
mémoire tronquée le temps pas si
lointain où, parce qu’ils étaient une
tare pour chacun et une menace cons-
tante pour l’équilibre de tous, lui et ses
frères clochards, poètes, criminels pas-
sant à l’acte ou non, en tout cas jamais
loin d’une petite saillie furieuse,
étaient menés en direction de Bicêtre
dans des fourgons tirés par des mulets.
Des chevaux, des bêtes de somme.
La troisième partie nous parle également de Charles, l’aîné à qui Césarine s’adresse aussi. Jusqu’à ce que le lecteur rêve avec Césarine… qu’elle quitte sa geôle, qu’elle part rejoindre Sélim l’ouvrier son amour aimé sur le chantier de la gare ; Sélim son « ouvrier d’amour » devenu pour Césarine « le centre, le cœur de (s)a maison et son gardien fidèle ». Mais l’emploi du conditionnel présent pour cette séquence narrative indique au lecteur que ceci n’est peut-être qu’un rêve trop grand…
Le lecteur est convoqué pour défendre ces enfants martyrisés, exploités, pour se dresser contre toute autorité tyrannique (« Voici nos sangles ») :
(…) Vif, cinglant, par la force du
canon et l’effort de chacun le nouvel
air entrera, dévalera, fouaillera ses
fibres afin qu’il chante, Fabien, et mar-
tèle avec nous.
Ce par quoi Césarine de nuit ne consiste pas seulement dans un réquisitoire contre tout système répressif, mais aussi dans un plaidoyer pour une liberté individuelle au sein d’une société à hauteur d’humanité.
Murielle Compère-Demarcy
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