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Ces vies-là, Alfons Cervera

Ecrit par Marie-Josée Desvignes 21.01.15 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Espagne, Récits, La Contre Allée

Ces vies-là, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, 224 pages

Ecrivain(s): Alfons Cervera Edition: La Contre Allée

Ces vies-là, Alfons Cervera

 

La collection La Sentinelle des Editions La Contre-allée abrite des textes où la mémoire collective croise la mémoire familiale.

Ces vies-là d’Alfons Cervera, traduit de l’espagnol par Georges Tyras qui lui est fidèle depuis ses premiers livres à La Fosse aux ours, retrace la relation de l’auteur à sa mère, dans ses derniers jours.

Texte sensible qui s’ouvre sur ces mots : « Cela fait deux dimanches que ma mère est morte ».

Dans une langue puissante, faite de répétitions volontaires comme autant d’aller-retour dans la mémoire, débarrassée de fioritures, le narrateur remonte le fil de sa mémoire, refait l’histoire de sa mère, la sienne, celle de ses origines.

Se croisent allègrement comme toujours chez Cervera les références littéraires qui l’ont construit, son rapport à l’écriture et aux livres.

Il est frappant, à ce propos, de noter le nombre important de citations sur la première page et tout au long du texte, comme autant d’occurrences renvoyant à l’admiration qu’il porte à chacun de ces prestigieux auteurs.

Même s’il en convient, dans une vie, lorsque le mal se fait tenace, il oblige aux silences, et citant Francesco Ayala qui dit « que la biographie d’un écrivain, ce sont ses écrits. Mieux encore : ses silences».

Ecrire le silence donc… C’est ce que nous retiendrons après notre lecture de ce magnifique texte.

Tombée dans l’escalier un an auparavant, elle n’en finissait pas de mourir… mais « elle était en train de mourir, de peur. Juste de peur »… De cette peur panique de mourir. Sa mère, repliée sur elle-même, demandant à la mort de venir, lui fait penser à ces vers d’Anna Akhmatova : « Si tu dois venir, pourquoi pas maintenant ». Anna Akhmatova, rajoute-t-il un peu plus bas, qui a écrit un livre qui s’intituleRequiem… « Si je te dis que la poésie, presque toute la poésie, parle de la mort, tu diras que je suis fou».

Cette mère qui ne sait pas mourir, qui continue à s’accrocher à sa peur pour retarder le moment, il ne sait pas vraiment pourquoi il la hait, si ce n’est à cause de son défaut de tendresse, mais surtout de son obstination à rester silencieuse. « Il n’existait plus qu’elle et sa douleur. Je le lui ai dit un soir : Tu n’as jamais eu un mot de tendresse pour qui que ce soit ». Et là au seuil de la mort, elle continue dans cet égoïsme. Il la supplie pour son frère et lui, d’avoir un geste tendre. « Je lui criais ma haine à laquelle me poussait cette vocation obscène, concrète ou non, je l’ignorais, mais oui sans doute, à faire du mal aux personnes de son entourage. Parfois elle demandait pardon ».

La peur, le silence et la haine, trois abstractions qui ont envahi la mère toute sa vie durant et pas seulement les derniers jours. « La haine peut être la métaphore de la mort. Mais ce n’est pas la mort. Toi tu étais là. C’est ce que je rappellerais à ma mère si elle vivait encore – incarnation d’un orgueil despotique aux yeux rivés sur le sol ».

Une forme de survie. Etre déjà morte parmi les vivants, « “Il n’est pas de langage sans métaphore, la mort est la métaphore du néant” écrit Manuel Vasquez Montalban ».

Sa mère prend son temps pour mourir et lui, il refait le chemin, se souvient de l’enfance avec son frère, de sa mère leur confectionnant ces gâteaux « le brazo di gitano » qu’elle ne goûtait jamais. C’était juste pour eux…

L’agonie lente de cette mère aux prises avec sa peur, et son désir de mourir (même chose) est obsédante, lancinante. Son frère qu’il essaie de protéger contre la peur de sa mère a peur lui aussi, mais cette peur l’aide à chasser l’idée de la mort. « C’était lui qui allait mourir et il ne voulait pas mourir». Un frère sourd, enfermé dans ses rêves et ses dessins, fuyant lui aussi le monde. « Elle faisait du mal et elle n’ignorait pas que le mal s’installait à demeure dans l’air de plus en plus raréfié de la maison. Nous mourrons tous. Voilà. »

La surdité, c’est une marque de famille, et toujours avec ce procédé répétitif reviennent les mêmes obsédantes questions dont une traverse le livre, directement liée à l’Histoire de l’Espagne et à celle de son père : « pourquoi personne ne m’avait raconté ce qui s’était passé pour que mon père soit douze ans durant sous le coup d’une condamnation prononcée par un tribunal militaire en mille neuf cent quarante ? Je savais juste que mon père avait été caporal pendant la guerre… Mais on ne condamne personne à douze ans de prison pour avoir été caporal pendant la guerre ».

Invariablement sa mère s’entêtera à répondre qu’il n’y a rien à en dire puisqu’il n’a pas été en prison. Il n’y a rien. Rien à en dire, rien à en entendre.

« “La mort occulte les chemins de la mémoire”. La mort donne un sens à la vie, écrivait Alejandra Pizarnick. Ta mort et ta vie à toi ne donnent de sens à rien du tout. Tu as décidé de devenir un végétal emmitouflé dans une liseuse de laine et de silence ». Cette liseuse bleue est un autre motif récurrent qui traverse le livre de manière obsédante. Il finit par la définir, elle n’est plus qu’« un végétal emmitouflé dans une liseuse de laine et de silence ». Et si le silence avait une couleur, ce serait le bleu, le bleu de cette liseuse.

Convoquant tour à tour Walter Benjamin, Stendhal, Bernhard, les poèmes de Georg Trakl, les silences de Celan, les aphorismes de Cioran, Cortazar, Borges ou Kafka, Hölderlin, Maïakovski, Saramago ou Faulkner, Pavese, Anna Akhmatova, etc… se dessinent les contours d’une alliance avec la parole contre le silence. « La mémoire est faite de souvenirs et d’oubli et tu as choisi l’oubli ».

Un chapitre entier dans un seul souffle (le dernier ?) sans ponctuation va rendre perceptible et de manière onirique, dans une extrême poésie, pêle-mêle, les souvenirs d’une enfance fantôme enfouie, ceux d’une « guerre quelle guerre puisque l’enfance nous l’apprîmes plus tard ignorait tout des guerres et des paix elle ne savait que se perdre ».

Un long poème qui s’ouvre sur ces mots : « Noirs nuages sur les arbousiers sauvages la pierre des glissades un caroubier qui pour moi était à jamais l’arbre du pendu vestige androgyne de calme et de violence ambigu… »

En toute fin de ce livre consacré aux derniers jours de sa mère et à sa peur de mourir, le lecteur comprendra que tout ce silence si long, toute cette agonie n’est que le reflet d’une question à jamais recouvrée, fondée elle-même sur la peur, cette peur qui avait figé les cloisons de cette famille, une peur née avec la Révolution en marche, basée sur des silences, ceux d’une guerre dont on les avait tenus éloignés : « j’étais terrifié par les manteaux et les chapeaux des hommes. Je n’ai jamais parlé à mon père de cette nuit-là ».

De ce constat, l’auteur s’appuie alors encore sur les mots des autres, en l’occurrence ici ceux de Stendhal : « Je ne puis pas donner la réalité des faits, je n’en puis présenter que l’ombre, écrit Stendhal».

 

Marie-Josée Desvignes

 


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A propos de l'écrivain

Alfons Cervera

 

Alfons Cervera, né à Gestalgar en 1947, est un écrivain espagnol de langues espagnole et catalane. Depuis les années 1990, il est l'auteur de plusieurs romans centrés sur la thématique du souvenir de la guerre civile espagnole

 

A propos du rédacteur

Marie-Josée Desvignes

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Marie-Josée Desvignes

 

Vit aux portes du Lubéron, en Provence. Enseignante en Lettres modernes et formatrice ateliers d’écriture dans une autre vie, se consacre exclusivement à l’écriture. Auteur d’un essai sur l’enjeu des ateliers d’écriture dès l’école primaire, La littérature à la portée des enfants (L’Harmattan, 2001) d’un récit poétique Requiem (Cardère Editeur, 2013), publie régulièrement dans de très nombreuses revues et chronique les ouvrages en service de presse de nombreux éditeurs…

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