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Cavale ça veut dire s’échapper, Cali (par Sandrine Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard le 17.09.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Cavale ça veut dire s’échapper, Cali, Cherche Midi, mars 2019, 205 pages, 18 €

Cavale ça veut dire s’échapper, Cali (par Sandrine Ferron-Veillard)

 

Cavale ! dans le sillage de Patti Smith !

À ceux que nous aimons. Pour les artistes qui ont écrit avant. Bono, Joe Strummer. Les pages sans numéros, les pages avant les mots. Les dédicaces et leurs indices sont les pages fermées avant le livre, avant d’y mettre les mains et d’y entrer tout entier. La vie sans filtres.

Texte et musique ? C’est bien plus que ça ! Autobiographie ?

« Écrire est un aveu doublé d’un camouflage », Abécédaire, Hervé Bazin, 1984.

L’auteur est l’acteur principal, sa mémoire réelle et replacée, le vrai ici on s’en moque, l’auteur sait mettre en son, tandis que d’autres savent mettre en lumière. Poser l’air et la lumière. L’auteur est tactile, il est pictural. L’auteur est écrivain, l’auteur sait aimanter les mots, à l’instar du parfumeur magnétise les molécules olfactives. Et créer là une combinaison unique, absolue, voire magique. Créatrice d’un vivant. On aime assez ici les auteurs qui savent être bien plus que des auteurs.

Les mots dans un ordre différent donc, pour créer une écriture, pour y faire remonter le moindre frisson, la plus infime proportion d’un corps. Le corps d’un adolescent à quinze ans. Bruno à Vernet-les-Bains. La vie adolescente est une puissance de frappe, la vie puissance dix, le corps en éruption comme la terre à ses débuts. Le cœur gonflé par le cœur brisé pour son premier amour. La vie décuplée où chaque émotion vrille, les entrailles, jette dans le vide. Chiche. Vider une bouteille d’alcool et s’évider. Fumer sa première cigarette pour en finir.

« Cette vie que je n’aimais pas. Une coupure, une parenthèse. Du temps gagné sur l’existence ».

Puis, la vie « celle qui faisait du bien », alors le rêve ! les phrases amples, les projections vastes, « un jour, j’irai là-bas ». L’Irlande, par amour. Pour l’amour d’un groupe, d’une musique, d’une force qui remonte, court le long des jambes, vibre si intensément, inonde chaque fibre du corps. La musique et le fluide. L’onde et le souffle. La vie pleine et humide.

La vie au côté d’un meilleur ami, depuis l’âge de six ans, ça compte. L’adolescence. Le premier corps dehors, le premier tout, les nuits debout à s’enivrer de tout. Le premier concert, ce sera U2, à Toulouse. De Vernet-les-Bains à Toulouse. La rencontre avec Bono. Les déflagrations des amplis, les basses dans le bas ventre, les spots sur la gueule, l’éblouissement en plein dans la figure. Le corps en extension dans le noir. Comme si à quinze ans se rejouaient l’exacte scène de la naissance, l’accouchement du corps, les mêmes arrachements, les mêmes poussées. Les mémoires en plus.

L’adolescence et jouer avec ce mot, l’entière possibilité de ses compositions. Pleurer dessus sans préavis, pleurer tous les sels de son corps, tous les sucs de sa peau. L’odeur des doigts dans les yeux. La peau à quinze ans. Elle expulse, elle exalte, elle exhale. Les germes et la vie. La peau ou ses couches de vêtements, blousons en cuir empilés, le crâne nu ou pas, du punk surtout. Un cri ou une posture. Une attitude verticale toujours pour clamer l’être, réclamer le monde. Page 93. Des passages de feu, les mots en feu, la vie passée au feu. Les fulgurances d’un livre lu d’un trait parce que ce genre de livre, il ne se lâche pas. L’adolescence. La première traversée, la première fois ? C’est bien plus que ça. L’adolescence, face au miroir, la musique en face, sa vie d’adulte projetée sur la face du miroir, à faire semblant, à faire pour de vrai quarante mille fois. Quarante périodes-clés, les quarante chapitres du livre sans numéros, pour passer de l’enfant à l’adulte, quarante périodes sensibles pour passer de l’autre côté du corps en rage.

« Combien de fois fait-on l’amour dans une vie ? Est-ce la première fois la plus importante ? La plus marquante ? Faut-il le refaire juste après, comme quand on tombe de cheval ? Faut-il remonter sans réfléchir sur sa monture ? Est-ce qu’il faut compter ? Est-ce qu’il faut faire des petites croix dans un carnet comme les pilotes sur le fuselage de leur avion chaque fois qu’ils descendent un ennemi ? ».

« Nous déciderions alors de sauter dans le vide, main dans la main, là-haut, à la grotte des amoureux. On grimperait sur le petit muret qui surplombe Vernet, et on s’envolerait vers le néant, de peur que la vie ne nous sépare un jour. Partir tous les deux ».

Les valeurs qui seront désormais les socles, qui seront désormais fidélité ou pas, loyauté ou pas, liberté. L’adolescence créatrice, l’espoir devant ou pas. Pour s’échapper toujours.

En faisant des conneries.

Page 119, ou comment faire tourner en bourrique l’épicière du village. Les parents ? Pauvres petits parents malheureux, ils ne rient plus que sous l’emprise de l’alcool. Ils font ce qu’ils peuvent et ils s’en tiennent à çà, à ce qu’ils savent faire.

L’adolescence. Le rugby avant, les « pogos », la musique devant. Le groupe, les chansons à improviser, les répétitions, le groupe « Pénétration anale » contracte les mots, compacte les jours. Le premier jus. Le premier passage en radio. Chaque jour décuplé. C’était comment ? eh bien c’était comme ici, raconté ainsi, sa mémoire à lui, au jeune Bruno, associée à tous les post-ados qui liront ce livre. Raconter au-delà des faits, alors ça donne des pages belles à déplacer le cœur. Des expressions qui feront revivre tous ceux qui ont poussé près de Toulouse, dans un bled pommé ou un « trou du cul du monde », loin des villes fumantes. Faire le Cajou, brûler de rire, être écrémé, sucer les paroles et lécher la suite. Entre autres. Toutes signent une époque, une voix, un point sur la carte. Un livre, quand Louise, Fabienne, Sylvia, Alec, Fernand, Nico, Patricia dite Patou dite Patti c’est plus rock, quand tous se retrouvent de l’autre côté, dans la vie au-delà du livre, aussi réels que les vrais.

L’amour au centuple. Ça tient, un livre, quand on se réveille avec leurs noms dans la tête, terriblement nostalgiques, quand tous sont presque devenus nos potes.

Plus jamais après, l’amour ne se manifestera aussi organique, aussi turbulent, aussi tumescent.

À l’âge adulte les couches de vêtements s’effaceront, les couches désormais plaquées sur le cœur. Les adultes refermeront le livre, assurément émus, une lente conversation adressée aux noms du début, les modèles collés sur les murs, les posters jadis pour regarder plus haut que soi. La première image de soi. L’adulte, revenu, se souviendra des arrières du gymnase, de la place, du café. Du bahut, mémorial d’automatismes, et du vieil arbre dans la cour, haut lieu du dialogue circulaire. Il faut rester assis pour être bien en place plus tard à son travail. Emmagasiner un CDI (Centre de Documentation et d’Information. Le mot bibliothèque ? Entre une collection d’ouvrages ou un meuble, il fallut faire un choix) rayons par rayons alors que tout, tout le corps crie lâche-moi !

Déplier son corps en gestation, à l’air libre, à son seul rythme, et apprendre la vie par les mains. Apprendre avec soi et avec l’aide des autres. L’adolescence tendue vers cette première fois, unique et effrayante. Pour faire entrer en soi le monde et le perforer simultanément. L’autre et le monde. Et faire jaillir dans un cri véritable, l’être unifié.

Sinon ?

L’adulte croira échapper aux cycles de la vie et ses passages, croyant laisser derrière lui sa peau d’avant. Il espèrera renaître sur ses enfants à qui il fera les mêmes promesses. Une part du monde, une part de soi, une vie à part. Il taira soigneusement l’être qu’il fut, le perdra ou l’oubliera dans les décombres de ses assauts. Ne pas avoir connu les hommes ou les femmes que furent les deux parents. Quel gâchis.

L’adulte se reprendra en pleine face les mêmes torsions, les mêmes remords transmis, autrement contradictoires.

À moins qu’il ne faille revenir au milieu du livre ?

« Revenir à l’amour.

Revenir à l’amour.

Revenir à l’amour.

Laisser dix lignes ou laisser l’espace blanc pour comprendre.

Je me contente de ce que je n’ai pas. Notre mesure, notre cri, ce hurlement au fond de l’espoir ».

C’est tout ça ce livre et bien plus que ça. La vie et ses membranes, la vie et ses transpirations. La vie dense et autonome. La vie complète. Faudra-t-il alors un troisième livre pour honorer ainsi l’âge adulte ?

 

Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard

 

NB : Calli-, élément, du grec, Kállos, beauté

 

Cali est auteur, compositeur et interprète français, plusieurs fois primé. Cavale ça veut dire s’échapper est son deuxième roman après Seuls les enfants savent aimer, paru en 2018.

 

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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.