Carnets d'un fou -5
 
		
		
V. 15 juillet 2010
Michel HOST,
Carnets d'un fou
Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité
Après tout, un roman dans un tiroir, ce n'est pas comme un cheval à l'écurie, ça ne mange pas de pain. À la vérité, ça n'en donne pas non plus.
Balzac, Les Illusions perdues
Ces Carnets d'un fou sont un tissu d'observations et de réflexions.  Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l'impubliable :  deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et  rares audaces qu'il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne  réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la  chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc  accessible à ces notations. La Vie littéraire les accueille : qu'elle  en soit remerciée. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en  1999, on y verra défiler des « vues » d'un passé de quelques années  auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche  actualité fourniront d'autres perspectives. Nous attendons monts et  merveilles de ces travaux d'aiguille. - Michel HOST
En les épluchant, me vient cette pensée profonde : contrairement au haricot vert, le roman se doit d'avoir un fil.
Matthieu Galey, Journal
#  Notations : septembre à octobre 1999. (Plusieurs d'entre elles,  notamment celles qui ont trait au roman, ont pu paraître dans la revue  L'Atelier du Roman.) 
¤ Commentaires : juillet 2010
# Je ne  comprends pas cette haine de la patrie conjuguée avec cette ferveur  hagarde pour le patrimoine. Ce qu'on aime aujourd'hui chez nos pères, ce  sont leurs vieux meubles.
# Tout romancier et artiste digne de  ce nom vomit son époque. On n'est qu'un faussaire si on s'accorde à elle  et à sa pensée majoritaire. Il est fort possible d'écrire un roman qui  démontre le rejet total de l'époque et de la société qui la cimente, un  roman qui la repousse dans ses marges, au-delà des frontières de son  récit, de son dispositif, et qui, de ce fait, la désigne avec toute la  précision de la menace qu'elle présente, de la nocivité que contient  cette menace. Vouloir aussi que le texte se change en arme, fût-ce pour  énoncer, c'est attaquer la montagne avec un piolet découpé dans du  carton. L'espace romanesque décrira donc une illusion forcément déçue,  car l'homme voudrait être bon et il lui est impossible de jamais l'être.  Je ne crois pas qu'il y ait eu quelque jour de belle époque, de bon  vieux temps, d'âge d'or et autres balivernes. De sorte que planter dans  le roman le décor de l'âge de fer (qui, sauf dans les mythes, dure  depuis les origines) n'a d'autre sens que masturbatoire et tautologique.  Cervantès l'avait bien compris, et Kafka, lequel travaillait dans la  dérision plus absolument encore qu'on ne l'a dit. La méchanceté du monde  n'est, chez eux, que contrepoint léger de sa symphonie cacophonique et  négatif de la photo du cataclysme social. Ils avaient le sens des vraies  convenances, et de la morale. Je ne crois pas, contrairement aux âmes  sensibles, que la perversion sociale soit réformable, et le savent bien  ceux qui ont prétendu mettre en chantier cette réforme et n'ont produit  que des machines tyranniques, parfois plus terribles que celles qu'ils  prétendaient détruire. Ils se voulaient bons, ils se sont changés en  bourreaux des hommes. Voltaire combattait l'erreur (affaire Calas,  etc.), non le mal. Voltaire n'était pas sot. Le plus, le mieux que nous  puissions faire est d'écrire un poème, un roman, de peindre un tableau,  de composer une sonate, un concerto. Nous sommes condamnés au travail  des formes, signes des beautés souhaitables. Pour le reste, ce sera au  coup par coup et le cas échéant. 
8 / IX / 99
¤ C'est toute  une conception - je n'ose dire une philosophie - du travail romanesque  et de son résultat (le roman), que je forme et formule peu à peu. Cela à  force d'y œuvrer plus que de m'y illustrer. Il m'arrive, entre deux  romans, de ne plus croire au roman : d'abord parce qu'il s'en publie  tellement qui ne laissent que des traces peu profondes, voire pas de  traces du tout, que cela égare l'esprit ; ensuite, parce que le terme «  roman » est apposé par souci mercantile sur tant d'ouvrages qui n'en  sont pas, sur des documents, des témoignages, des autofictions et que  sais-je encore, que cela égare le désir, le mien en tout cas. Mais ce  désir renaît sans cesse, je ne sais trop pourquoi. Peut-être le besoin  de grandes traversées, d'expéditions lointaines où tout n'est pas «  écrit » d'avance, où rien ne se laisse épuiser si facilement, et surtout  pas le plaisir d'entrer dans l'inconnu par la forme neuve... Mais de  formes neuves peu sont capables, et moi moins que quiconque, car je me  contente de ce que les critiques efficients appellent des dispositifs.  Je ne sais, tel James Joyce ou Arno Schmidt, poser le monologue  intérieur ou les « calculs » accélérateurs du discours et de sa  réfraction dans l'esprit du lecteur invité parfois au rôle de Narrateur  adjoint. Ce n'est pas manque d'ambition, mais plutôt manque de clarté  d'esprit et d'énergie. Je marche donc avec le plus grand des plaisirs  sur les sentiers de la fiction - fiction et roman ne faisant qu'un à mes  yeux -, persuadé depuis toujours du caractère actif et même subversif  de la proposition fictive romanesque (faire voir l'ailleurs possible,  les solutions imaginaires ou l'envers du décor) quoique ne l'ayant  jamais aussi nettement exprimé que ne le fit Georges Henein : à ce  sujet, qu'on lise l'excellent article de Pascale Roux - Fiction et  subversion. Les récits poétiques de Georges Henein -, dans la revue La  Sœur de l'Ange N° 6, automne 2009, aux Editions Hermann.
#  L'entreprise romanesque est à haut risque, si du moins nous accordons un  sens singulier, une valeur autre que marchande à la construction que  nous essayons de réaliser. La table de l'écrivain est un établi, le lieu  où il travaille un atelier, celui du roman. La difficulté n'est  pourtant pas celle de l'ébéniste qui, s'il manque le fil du bois ou la  mesure d'une coupe, peut réserver son bois pour un autre meuble, ou le  brûler et en changer pour se remettre à la même ouvrage. Ce n'est pas  non plus celle du designer, lequel conçoit un objet, généralement à  usage pratique, réalisable dans tous les cas, dont il modifiera sans  trop de difficulté les lignes, la structure, soit sur plans, soit même  après qu'un ou plusieurs protoypes en auront été réalisés. L'œuvre  littéraire et singulièrement le roman ne sont pas prototypiques. Un  poème est définitivement raté, bon à jeter, irrécupérable d'aucune  manière. Un roman, s'il comporte un vice de conception mal perçu, en est  définitivement gâté. Il peut alors n'être pas réalisable, ou, si  l'effort persiste, l'objet fini sera bancal.
Le romancier  travaille une essence nouvelle à chaque fois, un bois dont il ne sait  comment il réagira sous le ciseau, la scie ou le rabot. Tenu au  chef-d'oeuvre, dans le sens donné à ce terme par les compagnons, à la  première erreur il est blackboulé, l'ouvrage est perdu ou à refaire, le  temps a passé, le désir peut-être, de l'énergie s'est gaspillée qu'il ne  retrouvera jamais.
¤ Je sais aujourd'hui que le ratage est une  véritable douleur. On ne reprendra pas l'effort, on ne remettra rien sur  le métier. Une mutilation. Il faudra se dire à soi-même son  insuffisance. Autre chose, par bonheur, est souvent en vue, qui permet  d'oublier vite, de marcher sur d'autres pistes. Que le roman ne puisse  être « prototypique » ? Je reviendrais volontiers sur cette assertion à  l'emporte-pièce, pensant à l'inverse que le « grand » roman, le roman  intégralement novateur ne peut être, justement, autre chose qu'un  prototype : une machine qui fonctionne, mais sans posséder la perfection  des mécaniques achevées et luxueuses que les bons faiseurs tireront  ensuite de l'invention initiale. L'imperfection lui est coexistentielle,  elle la fait vivante grâce à ces défauts, irrégularités et asymétries  que Baudelaire estimait indispensables à la beauté émouvante.
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H.Raczymow,  La fin des grands hommes (Le Monde des débats, n° 6). Plus de "grands  écrivains". Pourquoi? "C'est simplement que notre société, comme de ses  héros, n'en a plus besoin." Définition du grand écrivain : "quelqu'un  dont la stature littéraire [...] et le statut social et national sont  suffisamment établis pour que son existence même contrebalance, voire  intimide le pouvoir." D'accord avec ce constat et, comme H.Raczymow,  content parce que "C'est la littérature elle-même qui nous importe."  Mais, au-delà, il suffit de le constater, notre société n'a plus guère  besoin de littérature, seules quelques personnes, rares et comptées,  chez lesquelles leur histoire singulière a créé un permanent désir de  littérature, éprouvent encore le besoin de la lire. Ensemble elles  doivent constituer un lectorat suffisant pour que les bons livres se  vendent, que les éditeurs cessent de noyer les rayons des libraires de  produits de consommation courante. Le retour à un état premier de  l'écrit littéraire et de sa diffusion me paraîtrait un retour à la  liberté et à la clarté. Il n'y a aucune clarté dans cette noyade de  rentrée sous plus de 500 produits romanesques. Il n'y a aucune liberté  des écrivains qui, pour beaucoup et ne serait-ce que pour être publiés,  tentent de suivre les tendances du marché, et n'ont dès lors aucune  chance d'offrir des textes inouïs. Il n'y a aucune liberté pour le  lecteur qui, entre l'asservissement de la chronique et l'accablante  avalanche des produits papetiers, ne rencontrera que par hasard ou ne  rencontrera pas le texte inouï qui, peut-être, figure parmi ces 500  livres. 
Quant à contrebalancer, voire à intimider le pouvoir,  l'écrivain doit-il s'en soucier quand ce pouvoir se réduit à celui de  l'argent et de la bourse, c'est-à-dire à l'illettrisme par définition?  Restent deux voies ouvertes à la littérature : dénoncer ce pouvoir  (toujours en vain, autrement la chose se saurait); le contourner,  c'est-à-dire parler d'autre chose et démontrer qu'il existe un au-delà  de ce pouvoir, un ailleurs désirable, ce que j'appelle repousser  l'époque hors des frontières du récit et ainsi mieux la désigner,  l'ayant mise à distance. 
14/IX / 99
¤ À se relire ainsi, on  prend conscience de la force et de l'insistance de nos obsessions : ici,  l' « ailleurs désirable » proposé par la littérature ! Donc la fonction  renversante et subversive de la littérature et de l'esprit dans le  monde des chiffres et de l'avoir, ou du « non avoir » systématiquement  réservé à la majorité des hommes par l'action des pouvoirs (nous disons  aujourd'hui « les marchés ») et pour accroître les désirs furieux de  possession de l'illusoire - comme du nécessaire, avouons-le - chez cette  majorité, et faire qu'elle n'ait plus que du temps à consacrer aux  achats et à la pensée de l'achat. Ce temps d'esprit « libéré » par  certain directeur de chaîne télévisée au seul profit de Coca-Cola ! 
Quant  aux masses de livres publiés lors des « rentrées » littéraires, si  elles atteignirent il y a dix ans les 500 - chiffre qui paraissait alors  faramineux -, elles dépassèrent les 700 dans les années 2008 et 2009.  On vit des chroniqueurs pâlir ; quelques-uns s'effondrer, le cœur ayant  cessé de battre ; deux se suicidèrent dans le secret de leur cabinet...  Seul M. Pierre Assouline survécut et poursuivit son bavardage, mais on  sait qu'il ne lit que les quatrièmes de couverture, ce qui rend la tâche  plus facile ! Pour cet automne 2010, on nous promet 600 publications  romanesques, comme quoi l'homme en dépit du pessimisme ambiant est  capable de modération.
Le chat, animal sage s'il en est, a ses  moments de déraison. Artémis prend une souris, l'emporte dans sa gueule  jusque dans le couloir, la bestiole fait la morte, la chatte la dépose,  l'autre file en flèche, se réfugie entre des bûches, puis dans les  branches du radiateur et sans doute derrière la tenture où elle  disparaît. Elle est perdue. La chatte tourne comme une folle autour de  l'appareil de chauffage, l'escalade, s'accroche à la tenture, miaule  vers moi misérablement comme si j'avais le pouvoir de lui rendre sa  proie, passe enfin le reste du jour à monter la garde au pied du mur. Je  fus comme ça, un temps, jusqu'à ce que je comprenne que les chroniques  littéraires disparaissent aussi, et qu'elles n'ont pas plus d'importance  que les souris d'Artémis.
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Écouter de médiocres chroniqueurs  parler de médiocres livres en termes médiocres - citons : "fonds de  commerce" de telle ou telle romancière, son "âge", qui excuse ou  n'excuse pas les égarements... - est affligeant. Il est remarquable que  la médiocrité sache si bien flairer la médiocrité et s'y attacher.  Pense-t-elle donner le change ou s'exonérer ? Elle ne va pas jusqu'à se  flairer elle-même, ce qui étonnerait si cette limitation n'était une  sûreté de la nature contre le suicide par lucidité. 
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Julien  Gracq oppose "la lenteur de l'art d'écrire" et "la fixation matérielle  de l'œuvre" à "l'agitation chaleureuse de l'esprit" (En lisant en  écrivant). Cette "agitation" devient tourbillon, emportement fou qui se  donne les apparences d'un ordonnancement lumineux de l'ensemble - une  vision en quelque sorte - lorsque jaillit dans l'esprit la totalité du  roman à écrire, que l'on va écrire, avec toutes ses nécessaires  particularités et résolutions. Il ne s'écrira pas, le plus souvent. S'il  s'écrit c'est que l'impulsion était elle-même nécessaire au point de  rendre possible, sinon facile, "la dépense vitale exceptionnellement  élevée exigée par le roman." (J.Gracq, En lisant...) 
17 / IX / 99
¤  Cette « agitation chaleureuse de l'esprit » m'est « agitation furieuse »  lorsqu'il s'agit de rêver le livre ou l'œuvre... de les ouvrir, de les  commencer. Ce goût profond des aurores, cet élan forcené du jour qui se  lève et paraît devoir durer tou /jour / s. Cette perfection des  commencements qui parfois se prolonge en continu plaisir de l'écriture,  jusqu'au point final.
Répliques. A.Gluksman, R.Goupil. Thème : mai  68, ou comment vieillir après sans se changer en vieux con. Me porte à  m'interroger. En mai 68, j'avais 30 ans et derrière moi une résistance  tout individuelle à l'enrôlement pour la dernière guerre coloniale:  déclaré R.D.2 à l'hôpital militaire Begin après accentuation et  théâtralisation de quelques symptômes. Comment ai-je vécu l'épisode ?  Fils de Montaigne, Rabelais et Voltaire, et des libertins du XVIIIe  siècle, je n'ai pas eu à faire l'aggiornamento de mes mœurs  personnelles. J'en avais de mauvaises et une morale mienne fondée en  nature, celle de Jeremy Bentham (causer plaisir plutôt que déplaisir) et  de Jésus-Christ (aimez-vous les uns les autres). J'ai rencontré les  adeptes de la Fédération des Étudiants Révolutionnaires, purs fascistes,  crétins serrés dans la redingote de Robespierre et la haire de  Tartuffe. En mouton de Panurge, je l'avoue, j'ai mis le feu à des  voitures sous les yeux de leurs propriétaires applaudissant aux  fenêtres, puis j'ai filé au galop par la rue Curie lorsque les C.R.S.  ont franchi la haute barricade de la rue Saint- Jacques. Au bout d'un  mois j'avais vomi deux obscénités: voir le génial Antoine Adam, qui  révélait Pascal et Marivaux comme personne, quitter l'amphithéâtre sous  les insultes de demeurés ignares et bourrés d'idéologie faisandée;  entendre de jeunes bourgeois aux positions de repli assurées par  l'argent de papa traiter de S.S. les fils d'ouvriers et de paysans à qui  leur papa, justement, avait passé l'uniforme des chiens de garde.  Militer ne m'est jamais venu à l'esprit. La vie, je l'ai toujours saisie  sous les formes du plaisir et de l'art. Depuis, j'ai compris que ce  n'était pas ce qui m'était arrivé de pire. Ce que je n'avais pas  compris, n'ayant pas la tête politique, c'est que mai 68 ouvrirait des  horizons plus larges: Prague, Gdansk, Berlin, et la destruction de la  machine philanthropique tyrannique inventée par Lénine. Qui l'eût pensé?  Par ailleurs, je crois me préparer à vieillir sainement, dans une  crainte raisonnable de la mort, avec la volonté de n'imposer le  spectacle dégoûtant d'aucune tristesse ou rancœur, réfractaire aux  opinions majoritaires, indifférent aux idéologies et au qualificatif de  vieux con que des positions de ce genre attirent immanquablement. 
18 / IX / 99
¤  La bête est dure, et elle dure. Sur ces points-là, elle n'a plus changé  d'avis. Elle courut comme un chien fou à travers les embruns fumigènes  du boul'mich et de la rue Gay-Lussac, elle rit beaucoup, elle s'amusa et  ne traita pas de S.S. les gardiens de l'ordre qui s'efforçaient de ne  pas tuer les fils de bourgeois insulteurs, elle ne fit pas fortune dans  les ministères, ne se lança pas dans les affaires, et, ma foi, son  anaristocratisme naturel ne s'en trouve pas si mal.
Certains  nationalistes peuplant l'île dite de Beauté, par excès d'insularité  n'ont pu encore atteindre le stade de la communication articulée: ils  font donc parler la poudre.
19 / IX / 99
L'homme naît bon, certes, mais passe son existence à démentir cette atroce détermination de la nature. 
En  fait, j'ai la conviction qu'il naît faible et couard, et donc apte à  toutes les méchancetés qui le délivreront - croit-il - de sa peur. 
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À  la différence du sociologue, de l'historien... etc., le romancier doit  se laisser prendre par son sujet. Éventuellement, se laisser piéger.  Sinon, son roman : une coquille d'escargot inhabitée comme celles que  l'on trouve dans les jardins au bout de l'hiver. 
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Il faut  admettre avec Gracq qu'il est illusoire de penser que le roman puisse  être instrument de connaissance. Il y a, pour ce genre de tâche, des  outils plus efficaces. Qu'est-ce exactement que la Cacanie - le degré  d'interprétation ironique que signale le terme ! - de Robert Musil :  affirmer que c'est la peinture fidèle de l'Empire austro-hongrois en  voie de décomposition est un abus de langage. Le faubourg Saint-Germain  de Proust est le faubourg Saint-Germain de Proust : l'autre, celui qui  fut, nous ne la connaîtrons jamais. Les historiens seraient impuissants à  nous le restituer eux aussi. Le roman est illusion, l'histoire  trahison. Et qu'est-ce même que le temps présent saisi dans un roman  contemporain qui en aura fait son sujet ? Et Balzac, et Zola...  dira-t-on : il faut y regarder à deux fois. Joyce, en resserrant  l'espace et le temps autant qu'il a pu, dans Ulysse, a tenté  magnifiquement et non sans un pathétique insuccès, de surmonter  l'obstacle quoique, en le lisant on puisse avoir cette autre illusion de  la réussite. Le romancier le mieux intentionné à l'égard du réel reste  un illusionniste.
¤ Le réel n'est qu'un concept, une facilité  d'expression pour se donner la sensation de « saisir » l'instant  présent, le jour, la période... Mais tout s'écoule, s'effondre... Trois  témoins d'un crime, interrogés cinq minutes après le méfait, produiront  trois descriptions différentes, voire opposées, du criminel et des  circonstances de son acte. J'en suis venu à penser, par image peut-être,  par nécessité certainement, que le seul réel se trouve condensé dans le  poème, le roman, le tableau, le morceau de musique... dans les cendres  de nos embrasements par conséquent. 
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Parmi l'illisible  fatras papetier édité cette année par Grasset, une perle splendide : La  Décomposition, d'Anne F. Garréta. Dans la plaisante idée de vider le  monde, d'un côté, par l'assassinat, et, de l'autre, de vider La  Recherche du Temps perdu de tout son personnel romanesque, et ainsi  d'exténuer l'œuvre, la romancière semble avoir pris la mesure de la  vanité de toute tentative de restitution du réel par le roman. Le projet  est borgésien dans son essence, encore qu'il faille songer à quelle(s)  réalité(s) Borges fait allusion. Quant à La Décomposition, il faudra là  encore, y regarder à deux fois, et tenter de discerner ce qu'un tel  roman nous dit de précis sur nous-mêmes, gens d'ici et de maintenant.  Lecture en cours. 
22 / IX / 99
La Décomposition. « Qu'est-ce  qu'un roman ? Une suite de cases appelées phrases où sont piqués  parfois, tels des papillons, des noms ; un univers ordonné, en quelques  points duquel des noms dénombrables sont fixés et auxquels, la plupart  du temps, lecteurs sceptiques que nous sommes devenus, nous dénions  d'une main toute existence, toute référence, et de l'autre,  superstitieux subreptices, nous accordons un soupçon de substance.
Qu'est-ce  que le monde ? Un ensemble désordonné de corps innombrables dont la  plupart du temps nous ne connaissons pas les noms. Car le monde n'est  plus le Monde, c'est-à-dire le Grand Monde, lequel était à vrai dire  tout petit. » 
Conduisant ce parallèle, Anne F. Garréta fixe le cadre  de sa propre fiction, et en même temps souligne le commun dénominateur  du roman et du monde : ils se partagent équitablement le domaine de la  fiction.
¤ Il semble qu'Anne Garréta se livrait alors à des  spéculations fort proches de celles qui m'agitaient et m'agitent  encore... Pourquoi n'ai-je pas cherché à la rencontrer, à ouvrir la  conversation avec elle. J'avais à faire, c'est évident, mais peut-être  pas tant que ça... La paresse, alors ? Oui, la paresse, disons-le. Anne  Garréta écrit-elle encore ? Je ne sais. Je ne suis pas l'actualité  d'assez près. Et puis, solliciter une dame si savante ? Je souhaite  qu'elle ne soit pas malade, ou que quelque écoeurement ne l'ait pas  accablée au point d'avoir choisi de se taire ? Tiens, j'irai voir si je  la rencontre d'abord sur Google, drôle de bestiole à laquelle peu à peu  je m'apprivoise. (Quelques heures plus tard. Oui, Anne Garréta écrit  encore et, Dieu merci, paraît en vie. Elle fait des choses  extraordinaires comme donner des interviews à des journalistes,  thésarder sur les dernières pages d'une infinité de romans, instruire de  la littérature des étudiants américains... Tout cela impressionne, tout  cela donne le frisson.) 
*
Retrouver Paris, l'autre  quotidienneté, les travaux, le ciel plus bas, gris souvent, n'est pas la  catastrophe que pensent beaucoup de contemporains. Il est vrai que,  dans l'année, je jouis de trois mois de travail à la campagne, avec de  fréquents séjours, et non moins vrai que la plupart de ceux qui  gémissent au retour de leurs vacances ne disposent que de quelques  semaines d'invitation à la nonchalance, temps étroit qu'ils consacrent  aux lents piétinements des marécages du tourisme ou aux passions  solaires instinctives des iguanes et des lézards. La véritable  difficulté, j'imagine, réside dans l'absence de travail vrai, dans la  dépréciation de soi qui surgit de la pratique de travaux dont la  finalité est la seule rémunération, dans le dégoût pour ces tâches où  l'on ne réalise, au mieux ou au pire, qu'un portefeuille d'actions. 
28 / IX / 99
Il  s'appelle Joël Weiss. Il a plus de soixante ans, il est gravement  malade, il prend en charge, seul, y consacrant son temps, ses nuits et  son énergie, les mineurs prostitués des deux sexes de la porte Dauphine  et des gares parisiennes. Nombreux sont ceux qu'il tire du bourbier.  Enfant juif sauvé des camps de la mort, il estime rembourser ainsi la  dette infinie. Il prie Dieu chaque soir, à sa façon. Il ne pratique  aucune religion. Pour financer sa mission, il écrit et publie des  livres. Il est parfois en butte aux soupçons ignobles, regardé avec  défiance par l'administration. Il ne fait de reproches à personne. C'est  un saint, c'est un homme. Les médiocres ne le supportent pas. 
29 / IX / 99
¤  Joël Weiss, où êtes-vous ? Qu'êtes-vous devenu ? Vous êtes le sel de la  terre qui toujours fleurit sur le sol lorsque la mer s'évapore. Vous  êtes la beauté de l'Homme, tout le courage que je n'ai pas, que beaucoup  probablement n'ont pas.
France-Culture. Les langues régionales :  débat avec Alain Rey. Positions nuancées et mise en évidence d'une  certaine rigueur de la pensée dite jacobine (de l'Abbé Grégoire à J.P.  Chevènement) sur le sujet : singulièrement quant à la nécessité d'une  égalité des citoyens devant le droit appréhendé dans une langue  nationale partagée de tous. L'émission s'ouvre sur un éloge nostalgique  du "doux patois" de l'enfance au village des années 40, chanté par  Robert Linel, sous-tendu des valeurs traditionnelles du retour à la  terre prônées par le pétainisme : de quel patois s'agit-il, on ne sait -  et, étrange aporie, la mièvre ritournelle est entièrement chantée en  français. Mais ne faut-il pas, quoi qu'on pense, être entendu de tous? 
2 / X / 99
¤  Ces questions des langues régionales sont en phase de dépassement. Nous  nous exprimons aujourd'hui, en France du moins, en un sabir inaudible,  jargon composite où, aux restes du français, se mêlent bribes d'anglais  corrompu, abréviations et abondance de formulations argotiques  banlieusardes. Une teinte de vulgarité colore fortement cet ensemble  dialectal. Depuis quelques années déjà, bien des élèves qu'un dernier  scrupule retient sur les bancs du collège, ne comprennent plus l'énoncé  en langue française d'un problème ou d'une question ; il faut le leur  traduire en leur langue. Des politiciens de droite comme de gauche  suivent ou accompagnent cette évolution dans la mesure où l'exigent  leurs ambitions électorales. Nous arrivons à ce stade jusqu'ici inconnu  sur ce territoire, que deux langues y sont en usage : la langue  familière, orale, sorte de démotique à l'usage des classes inférieures  de culture exclusivement pratique ; la langue ancienne, parlée et  écrite, reflet d'une culture ancienne elle aussi, en usage parmi les  élites, accessible dans des objets appelés livres.
Un sujet de  roman, qu'est-ce que c'est? D'où cela sort-il? Julien Gracq (En lisant,  en écrivant) aborde la question de façon riche et féconde. Il appert que  le sujet est issu de l'être écrivant avant de l'être d'une volonté  d'écrire quelque chose qui se situera sur un terrain ou sur un autre. Un  sujet peut sans doute être attendu, trouvé, mais jamais on n'en  décidera ni ne le décidera. La chose gît dans le dedans, dans les  couches géologiques invisibles du cerveau et des centres émotifs. Cela,  j'en ai la conviction, jaillit des profondeurs de l'enfance avec la  force incompressible des eaux des sources et des fontaines secrètes qui,  quelque part, un jour, trouvent la lumière et s'écoulent. 
Quels  troubles, quels fantasmes longtemps refoulés s'expriment à la fin, après  des centaines de pages, dans l'amour incestueux de l'Ulrich et de  l'Agathe de L'homme sans qualités ? N'est-ce pas l'une des sources,  sinon la source, d'une rivière qui aura dû se creuser son lit dans les  sédiments ossifiées de la Cacanie ? 
Dans La Chartreuse, ces théâtres,  ces scènes d'Opéra, ces entretiens sous les lustres des comtes et des  princes d'une intime opérette, ces lumières des nuits milanaises, ces  rumeurs d'armées s'affrontant et de menées révolutionnaires... de  quelles froides frustrations grenobloises endurées par Henry Brulard,  résorbées dans Fabrice, sont-elles issues ? 
Et la Molly Bloom de  James Joyce, dans quelles cendres dublinoises mal éteintes est-elle  allée voler ce souffle infini d'une parole intérieure qui, entre rage et  dérision, devait, et cela dès l'apparition de Buck Mulligan avec son  bol de mousse à raser, enlever le roman, le soulever (sans que le  lecteur le sache) et le clore en même temps ? L'auteur, lui, a peut-être  connu ce soulèvement profond, dès le début, confusément ou clairement,  je ne sais. Peut-être n'a-t-il écrit Ulysse que pour identifier cette  force qui, en son dedans, le soulevait. 
Quant à Cervantès, si on lit  son Don Quichotte selon ses pentes géologiques les plus enfouies, dans  quelles angoisses et relents de mauvaise conscience du nouveau chrétien,  dans quelles humiliations rentrées et très lointaines du converso,  est-il allé puiser la force d'écrire cette longue parodie accusatrice  d'une société comblée d'absurdités, de ridicules archaïsants,  d'injustices et de torts que rien ni personne ne redressera ? 
3 / X / 99
Le  Monde est tombé dans l'universelle muflerie. Y envoyer un article -  c'était en juin - destiné à soutenir l'exercice médical de la dialyse à  un moment où il pourrait souffrir d'une diminution de crédits, article  destiné à susciter l'idée de solidarité humaine autour de la  transplantation et du don d'organes quand le déficit des dons menace  cette technique médicale génératrice de bonheur et de vie, c'est  s'exposer à un silence obstiné. J'avais eu l'idée de cet envoi à  l'occasion de la célébration de mes dix ans de transplantation rénale,  précédés de trois ans d'autodialyse. J'encombre si peu les colonnes de  ce quotidien que, naïvement sans doute, j'imaginais recueillir un écho  favorable. La même naïveté m'a conduit, après trois semaines, à un  questionnement de la rédaction (par télécopieur) quant à l'éventuel  destin de mon papier : même silence méprisant en guise de réponse. Il  faut constater que Le Monde ne transmet que la parole de personnes par  lui "autorisées", selon des critères à la fois clairs et obscurs, mais  c'est là une tout autre question ! La vérité me conduit à dire que le  même article, plus tard envoyé à L'humanité, s'est heurté au même  silence. Les mœurs roulent sur la pente du mépris. J'en suis venu à  penser que ma brève réflexion devait ne présenter aucun intérêt. Elle  paraîtra néanmoins dans un mensuel médical, auquel j'aurais probablement  dû l'adresser en premier lieu. 
4 / X / 99
¤ Mon commentaire  désabusé à propos du célèbre quotidien serait exactement le même  aujourd'hui. Mes rares tentatives suggérées par tel fait d'actualité, se  heurtent toujours au même silence méprisant. Une fois, l'on m'a répondu  que l'abondance des opinions sur le sujet qui me faisait réagir  empêchait que ma contribution pût être publiée : l'insulte était comme  un timbre collé sur le refus. Je n'écris plus au Monde ; je ne le  lisotte que lorsqu'il me tombe sous la main. J'ai la satisfaction d'y  lire mes confrères bien en cour, rien ne leur échappe de ce qui agite  notre sphère gyrovague, ils s'y répandent d'abondance et avec talent.  Quelle lubie que de vouloir écrire au Monde !
Céline... Comment  peut-on voir un écrivain dans cet antisémite ? Le Goncourt à Mazeline et  pas à Céline, quel déni de justice ! Quel aveuglement ! Ces deux  assertions dans la bouche des mêmes, selon la circonstance, selon  l'humeur. Les inconséquences de la pensée calibrée n'en finissent pas de  me stupéfier.
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D'un romancier, d'un cinéaste... dont paraît  le dernier livre, le dernier film, ils disent : "Ce n'est pas l'œuvre  que nous attendions." Là-dessus ils tournent les talons ou jettent  l'anathème. L'arrogance des impuissants et des médiocres est massive.  Ils s'arrogent le droit exorbitant d'attendre que l'artiste satisfasse  leurs fantasmes sans jamais se donner la peine d'entrer dans les vues de  celui qu'ils imaginent, Dieu sait pourquoi, à leurs ordres, sans penser  une seconde qu'ils le comprendraient mieux s'ils prenaient d'abord les  chemins de l'empathie, et n'empruntaient qu'ensuite ceux de l'analyse. 
9 / X / 99
¤  Prenons un avis incontestable : « Les critiques de profession ont un  avantage dont ils ne s'aperçoivent pas peut-être [...] l'oubli auquel  leurs décisions sont sujettes. » Jean Le Rond d'Alembert.
Le  roman d'Anne F. Garréta, est un véritable travail de recherche, dont le  principal élément incitateur est qu'il exclut les modes du récit  romanesque habituel, fondés sur la nature, la psychologie et l'histoire  de personnages, sur leurs localisations dans le temps et l'espace, sur  le développement d'une intrigue... Toutes ces choses sont jetées au  dépotoir des vieilleries, au profit d'un autre type de personnage, voix  narratrice quelque peu abstraite, être nourri de la littérature qu'il  prétend dépeupler, s'achevant, à son corps défendant semble-t-il,  s'épuisant, se désincarnant plus encore, s'il est possible, dans les  avatars et dans la virtualité des écrans, images, des internets et  autres imèles, qui tendent à nous séparer aujourd'hui tout autant de la  littérature que de la vie réelle. 
Son apologie du "meurtre  singulier" contrastant avec l'horreur des grands abattoirs de l'histoire  humaine, y compris la plus récente, reste un exercice littéraire,  quoique toujours excitant, puisqu'il s'agit de superposer réalité et  fiction, et de voir que cette dernière l'emporte, comme forme de pensée  de soi-même dans l'existence et le monde: "À ce stade de l'Histoire, la  seule Belle Mort à laquelle vous puissiez prétendre encore est celle-ci,  œuvre d'authentification de la fiction. Pour le reste, ce ne sont que  falsifications rationnelles et fantastiques de la réalité: vous crèverez  comme des rats..." (p.227) 
La tentative d'A. F. Garréta est  audacieuse, passionnante et, finalement elle nous laisse dans une  certaine incertitude quant à l'intention, ce qui est une marque de  liberté, de véritable recherche. La destruction méthodique de la  cathédrale proustienne menée parallèlement aux assassinats nécessaires  réalisés dans l'espace de représentation de la réalité, lisons cela  comme une approche fascinée du néant. Cette approche du limes le plus  éloigné de notre empire mental, admirable en soi, ne va pas sans une  difficulté qui n'a pas été surmontée : le commentaire soutenu se  substituant au récit, à la relation des actes, commentaire souvent  envahissant, impérialisant au point qu'on peut avoir l'impression que la  romancière, parfois, tire à la ligne, alors qu'il n'en est rien, et que  cette glose entre bien dans le projet romanesque, qu'elle y a part,  qu'elle est l'intrigue elle-même. On le perçoit à ce que les procédures  des meurtres sont tout juste suggérées, parfois même oubliées par le  récit. Mon sentiment est d'avoir lu un texte en synchronie avec notre  époque analytique, et peut-être un roman pour romanciers, et ce n'est  pas, à mes yeux, entièrement rédhibitoire : la tentative et l'ambition  qu'elle révèle sont à saluer. 
10 / X / 99
¤ Mes commentaires  en apparence critiques sont pur éloge. Qu'on ne s'y trompe pas. Il est  si peu de romans qui passionnent au point que le désir nous prenne de  les mettre en discussion !
Vis-à-vis du feuilletonnage dans son  ensemble, je crois être - c'est du moins mon sentiment - un écrivain  clandestin, un fantôme d'écrivain. C'est assez amusant et je me sens  entièrement libre. La seule difficulté, surmontable d'ailleurs, est que  certains éditeurs vous préféreraient assuré de quelques papiers sortis  de la manche de ces messieurs-dames. 
17 / X / 99
Ces carnets  (nés d'une demande de L'Atelier : notes pour un trimestre) n'ont ni la  pesanteur quotidienne du journal que, par inaptitude, je n'ai jamais  voulu écrire, ni le décousu du simple cahier de notes de citations et  d'idées. Ils tentent de tracer des lignes sur le sable des jours.  Réagir, n'est-ce pas démontrer que le corps demeure vivant, que le  courant électrique n'a pas cessé de le traverser ? 
Nos ancêtres  avaient de la santé, ils ne se posaient pas ces questions maladives.  Nous vivons la fin d'un siècle rongé de tous les cancers, je n'augure  rien d'heureux du prochain (je verrais peut-être le début du film) car  tout me paraît se mettre en place pour de stupéfiantes catastrophes :  règne impérial de l'argent se partageant, avec la corruption des  cervelles, les bénéfices d'une science sans conscience ; surpopulation  incontrôlée ; exténuation de toute spiritualité et de toute morale,  anesthésie organisée des esprits par l'illusion technicienne et le  délire médiatique, épuisement des forces de critique et de révolte,  dénaturation de la planète Terre et de la personne humaine...
¤  Amusant de jouer au prophète ! Encore plus amusant de voir mes  prophéties se confirmer. À dix ans, dira-t-on, il ne risquait pas de se  tromper... Peut-être, mais alors je répondrai que je fais partie de la  troupe des petits prophètes... Pour petits qu'ils fussent, rarement ils  voyaient la vie en rose ni ne se haussaient du col pour regarder par  dessus les cimes. Au mieux, je suis un Hababuc des temps contemporains :  porté par l'ange du Seigneur, je viens approvisionner le grand Daniel,  qu'il reprenne du poids, qu'il engraisse un peu et que les lions  retrouvent l'appétit.
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L'Atelier du roman publiera bientôt  son vingtième numéro. En dépit de faiblesses et de quelques partis pris  agaçants, c'est la revue littéraire contemporaine la plus vivante, la  moins soumise qui soit aux préjugés sournois du marché de la librairie  et à la fausse tyrannie de la critique journalistique, le bulletin de  littérature qui marquera, au passage de ce siècle au suivant,  l'affirmation d'une indépendance, d'une liberté de penser et de dire que  l'on ne voit plus que rarement ailleurs, avec cette inébranlable  confiance dans le roman en tant que genre vivant et fécond, doué de  capacités esthétiques et d'investigation, quand si nombreux ont été ceux  qui l'ont déclaré suffisamment refroidi pour n'être plus qu'un objet de  dissection couché sur les paillasses des laboratoires universitaires.  Cette énergie et cet enthousiasme nous viennent de Grèce, de la table  rocheuse et lumineuse sur laquelle se sont construites notre pensée et  notre culture. Je redis ma gratitude et mon amitié à Lakis Proguidis et à  Doris Saclabani. 
18 / X / 99
¤ Juillet 2010 : L'Atelier  du roman vient de publier son 62e numéro. Loin de s'essouffler, il court  plus vif et léger que jamais. Cette légèreté fait son endurance.  Souhaitons-lui de vivre longtemps encore, et à La Vie Littéraire de  suivre sa trace.
Fin des Carnets d'un fou - V -
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