Carnets d'un fou -4
IV. 30 mars 2010
Michel HOST,
Carnets d'un fou
Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité
N'est-ce pas d'ailleurs ce qui nous fascine tant chez les chats: cette impression qu'ils donnent de si parfaitement maîtriser le Temps?
Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture
Ces Carnets d'un fou sont un tissu d'observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l'impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu'il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Vie littéraire les accueille : qu'elle en soit remerciée. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d'un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d'autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d'aiguille. - Michel HOST
Monsieur LEPIC - Alors, Poil de Carotte, mon ami, renonce au bonheur. Je te préviens, tu ne seras jamais plus heureux que maintenant, jamais, jamais.
POIL DE CAROTTE - Ça promet.
Jules Renard, Poil de Carotte
# Notations : août / septembre 1999
¤ Commentaires : mars 2010
# Les chats n'ont qu'un devoir : persévérer dans leur être. Inutile, donc, de vouloir empêcher ces artistes du meurtre d'ôter la vie aux moineaux, aux loirs et aux musaraignes. Artémis nous apporte, triomphante comme à chaque fois, un jeune piaf qu'elle a soigneusement privé de sa queue, lui interdisant de voler. Comme à chaque fois nous tentons de le sauver, le nourrissant, dans l'illusion que sa gouverne repoussera avant la fin de l'été ; il se laisse mourir au bout de quarante-huit heures, sachant, plus sage que nous, qu'il ne peut conserver sa vie. Grande contrariété pour un minuscule animal, pour notre impuissance.
24/ VIII / 99
¤ À force, je ne sais plus ce que je pense des chats, des oiseaux. Le Créateur, dans sa folie, a prévu que les uns mangent les autres. La question est : eût-il dû prévoir que les uns et les autres mangent de l'herbe ? Question suivante : l'herbe souffre-t-elle lorsqu'on la mange ? Questionnements absurdes -, diront les rationnels et les pragmatiques. Selon moi, pas plus absurde que le « Pourquoi quelque chose plutôt que rien ? » -, auquel personne n'a apporté de réponse. Le constat, cependant, est que la prédation est la loi de ladite Création. En conséquence : pourquoi l'homme aurait-il échappé à la loi ? Je vois les rationnels dans la pure déraison, les pragmatiques dans la continuelle destruction. L'homme serait doué de cette faculté à lui seul dévolue : le libre arbitre. Je ne l'ai connu que dans sa programmation, ses déterminismes : haine promise au monde, arrogance sans limite.
Le théologien, les yeux tournés vers le ciel, baigne-t-il dans le bonheur, ou dans l'hypocrisie ?
# Hier, dîner en compagnie d'amis britanniques, David D., architecte et peintre, Paula W., peintre: dans le cours de la conversation nous convenons que les Américains sont aussi des êtres humains, mais que de se poser la question n'a rien d'inconcevable.
26 / VIII / 99
¤ Avouons-le, ce genre de plaisanterie généralisante fait toujours plaisir. Avouons aussi qu'entre-temps il y eut la mensongère vision d'armes de destruction massive en Iraq, les mortelles busheries des Bush Father & Son, la capture-alibi et la condamnation à mort d'un dictateur, la relance effrénée des croisades, des guerres de religion... les métamorphoses d'humains relativement tranquilles en affairistes enragés, en islamistes enragés... L'homme est-il un chien enragé pour l'homme ? Troisième millénaire : qui sont ces gens qui approchent ?
# À lire des écrits relatifs à Anatole France - en l'occurrence ceux de Jean-Jacques Brousson, son méridional secrétaire - on apprend ou réapprend un vocabulaire charmant ou du domaine fabuleux : les moineaux font poudrette, un vin peut être alacre, une barbe à la bougrisque... et qui sait aujourd'hui ce que sont un eucologe, une pyxide... ce que signifie matagraboliser ? On y lit que les Madame Claude et leurs pensionnaires à choisir sur catalogue - l'Anatole ne les dédaignait pas - ne sont nullement une innovation de notre temps. Le croire eût été naïf. Avec un relatif étonnement, on y voit le partisan du capitaine Dreyfus s'adonner, dans le privé, non seulement à cet antisémitisme que j'ai quelque part dit "de salon"- celui qu'avec un humour souvent très amusant les juifs prennent la liberté de s'appliquer à eux-mêmes -, mais aussi à des sorties d'une méchanceté plus crapuleuse et saligaude.
27 / VIII / 99
¤ Précisons, pour les jeunes générations ignorantes des choses de ce monde, que Madame Claude dirigeait autrefois, à Paris, un puissant réseau de dames et demoiselles aptes à répondre aux exigences masculines les plus variées contre des rétributions conséquentes. Les jeunes générations ont aujourd'hui à leur disposition, grâce à l'internet, des dames et demoiselles qui travaillent en free lance. Comme quoi l'esclavagisme recule et la liberté inscrite aux frontons de nos monuments progresse d'autant. Quant au reste, Anatole, comme tout un chacun avait ses petits secrets, et il est tout à fait recommandé de lire certains de ses livres : Thaïs, L'Îles des Pingouins, Le jardin d'Épicure... par exemple. On y apprendra des mots nouveaux quoique anciens, la syntaxe, la langue française. Toutes choses non négligeables de nos jours.
# Mot de M.D.B. au sujet des écrivains, éditeurs et critiques du domaine de la grande distribution parisienne : "Association de malfaiteurs".
29 / VIII / 99
# Lire Yvon Le Men (La clef de la chapelle est au café d'en face) c'est plonger dans les fontaines vives et fraîches, de dur cristal, sœurs de celles que Gaston Roupnel a peintes dans ses évocations de la Bourgogne. C'est rencontrer l'humain fragile, tendre et fort, à la confluence des eaux, de la terre, du temps, de l'air, c'est s'inclure dans une histoire, dans la génération ruisselante des naissances et des morts, des travaux et des fêtes ; c'est, loin de tout esprit régionaliste étriqué, entendre l'anecdote dans sa révélation, comprendre le paysage singulier dans son espace universel, écouter l'éclosion des fleurs et des simples que sont les mots liés en gerbes, c'est participer de l'amour de la vie et du poème du monde, aller reconnaître nos vrais trésors : "D'être né à l'appui des talus ne donne pas forcément le sens de la nature. Il faut des années pour reconnaître ce qui nous entoure. Mais celui qui connaît perd, peut-être, un peu du secret qui donne envie de découvrir. Je me souviens de cet ami qui, lors d'une promenade à travers bois, me dit avoir voulu, un jour, ne plus rien savoir par peur de ne plus s'étonner." "Nous ne marchons jamais que sur les pas des autres. Ainsi toute terre est-elle sacrée."
30 / VIII / 99
¤ Le goût de lire de la poésie, et surtout d'en écrire, sans m'avoir jamais quitté, a pu s'estomper à de certaines périodes. Il me revient, puissant, revigorant, moins en raison de la grande fatigue engendrée par les proses romanesques assommantes et calibrées que l'on nous inflige par centaines - la rentrée littéraire, cette foire commerciale ! -, que par soif, désir de retrouver la source, désir d'une simplicité, d'une langue native, éruptive, telle celle d'Yvon Le Men.
# Entrer aux cités bourgeoisement commerçantes (Beaune), c'est aller au faux du tourisme, au décor théâtral d'un centre ville apprêté pour la vente, à la cuisine truquée pour Américains et Allemands de passage, au petit vieillard rose et propret qui, sur son banc, à deux pas des Hospices, me parle - Dieu sait pourquoi ? - des Nègres qu'il déteste (il n'y en a d'ailleurs aucun dans les environs) et me dit « au revoir, madame » lorsque je me lève, en dépit de ma barbe. Myopie accusée, donc. Seuls les grands crus, dans la cache des bouteilles, gardent un accent de vérité. On trompe difficilement, il est vrai, l'amateur.
# De Julien Gracq : le livre (le roman sans doute) qui "fonctionne en enceinte fermée [...] sa vertu éminente [étant] de récupérer et de se réincorporer - modifiées - toutes les énergies qu'il libère, de recevoir en retour, réfléchies, toutes les ondes qu'il émet." (Lettrines, 2) .
Il y a de la machine de Tinguely, en effet, dans tout roman qui "fonctionne".
¤ Je confirme. Je ne suis jamais parvenu à faire d'un de mes romans une Ferrari littéraire, une montre suisse.
*
# Autre idée : l'accessoire, le secondaire, le "rebut" même, peuvent fournir des pivots romanesques essentiels à cette machine: "Les grands créateurs de la Recherche sont fabriqués de matériaux de rebut : Helleu, croit-on (autant que Whistler) pour Elstir, Saint-Saëns pour Vinteuil, Hervieu, Lemaître et France pour Bergotte." (Lettrines 2). À noter, prurit surréaliste résiduel sans doute, le vieil Anatole jeté à la décharge!
2 / IX / 99
¤ On a pu le constater plus haut, je ne me suis pas défait d'Anatole France sous prétexte que Breton et les siens l'ont enterré sous leurs crachats. France a d'ailleurs nourri ses livres des rebuts de la philosophie, de la superstition et de la bêtise. Je trouve stupide que l'on se fabrique des épouvantails pour parader en furieux, en vengeur, en progressiste, en surréaliste... en tout ce qu'on voudra... épouvantail soi-même au milieu de son potager de songes !
# Le lobby auvergnat a frappé. Transe-culture est devenue tout comme le marché de Mauriac ou de Sauveterre. Il faut connaître le dialecte. Et puis, difficile de choisir entre marrons et châtaignes. Au moins on ne nous a pas sucré Répliques, l'émission d'Alain Finkielkraut, l'une des très rares entreprises de parole encore capables de nous relier à l'intelligence.
# Dans l'attente de ce qui ne vient plus, j'ai écouté la douce et terrifiante conversation de Katarina von Bülow (fille d'un diplomate disparu, elle avait six ou sept ans en 1945), et du pêcheur breton qui, prisonnier de guerre en Allemagne, se trouva en présence de son père en deux ou trois occasions et en conçut une pensée positive quand elle-même, à ce sujet, survit dans l'angoisse des questions sans réponses, des doutes et d'une honte allemande que sa conscience refuse de mettre à l'écart. Véritable noblesse doublée de courtoise gentillesse chez cette dame projetée contre l'irrémédiable des faits, contre l'oubli ou plutôt l'inconscience des hommes. On voudrait marcher à côté d'elle, lui tenir la main et partager le silence où est sa demeure. Ce qu'à sa manière a fait le pêcheur breton, tout de simple innocence.
¤ Depuis des années, c'est la nuit que vient le mieux à moi la rumeur du monde. En permanence je suis relié - par l'objet appelé oreillette - à l'univers radiophonique ; si je m'endors, c'est que l'oreillette se sera détachée, ou que la fatigue sera venue à bout de ma conscience, ou que je me serai laissé surprendre par une émission soporifique. J'écoute peu de musique la nuit, la parole humaine me semblant bien préférable pour favoriser la mise à distance de mes propres pensées, lesquelles m'empêchent radicalement de fermer l'œil. Ce dispositif de nuit, à vocation d'abord thérapeutique (favoriser un éventuel endormissement), présente néanmoins l'avantage de me plonger dans la vaste encyclopédie sonore de notre monde. J'apprends beaucoup et dans les domaines les plus divers. Je ne néglige aucune station et les surprises, bonnes ou mauvaises, sont fréquentes. J'ai appris à mieux distinguer ce qui est bavardage de ce qui est parole, ce qui sonne faux de ce qui sonne vrai. La voix humaine trahit volontiers son discours, ou le change en arme émotive. Dernièrement, la crise m'y ayant poussé, l'économie m'a livré certaines de ses arcanes. Ce fut loin d'être inutile.
# Hier soir, eu la fantaisie de renouer avec le parisianisme télévisuel. Visionnage (c'est le terme) de Bouillon de culture. Pas été déçu. On cravachait ferme pour arriver en tête au poteau des prix. Une certaine Mme Angot règle ses comptes éditoriaux avec le très civil Jean-Marie Laclavetine, qui n'en peut mais. Il se défend de la meilleure façon, en la laissant parler (c'est trop dire) : outre la prétention d'être porteuse de vérité littéraire et la pénible impossibilité de construire une seule phrase, elle ne dispose d'aucun argument. Cette dame s'en croit. Un article, une page pleine, à elle consacré le jour même dans Le Monde l'y invite sans doute. On y apprend que la romancière "va plus loin", à savoir que, pour l'essentiel (de l'article), elle décrit en termes colorés son expérience homosexuelle. La belle affaire! Le doux scandale! Qui aura-t-on dérangé? Nul n'ignore que la folliculaire auteur du dithyrambe est une tribade avérée et une championne de la chronique clanique. Seul instant de vérité, Pivot donne la parole à Nicolas Genka, lit un passage de l'un de ses textes censurés, la différence est faite, là est la littérature, l'expression cadencée de la peine de l'homme.
4 / IX / 99
# Les écrivains qui, aujourd'hui, vivent les tourments de la non publication, à défaut de se consoler, se verraient moins seuls s'ils lisaient la partie bruxelloise (années 1864-1866) de la correspondance de Baudelaire. Ils y reconnaîtraient ces angoisses qui mènent à la stupeur, au désespoir, au sentiment de la stérilité. Et aussi la farouche énergie d'un poète qui, le dos au mur, sans répit repart au combat.
¤ Publier est un combat, aujourd'hui plus que jamais. Surproduction alliée à l'obligation de ne rien dire qui dérange rendent la chose on ne peut plus aléatoire. Le combat le plus difficile est cependant dans l'acte d'écrire : il faut le sens et le style (j'emploie à dessein ce vieux synonyme de l'actuel « écriture ») : deux paragraphes de Mme Angot vous convainquent que l'on peut être dépourvu de l'un et de l'autre, ne pas s'en être aperçu, et avoir la capacité de rédiger des centaines de pages pour vous le démontrer. Elle rejoint la cohorte innombrable de celles et ceux que l'on aura publiés pour la seule attirance du vide.
# Gracq, passionnant, émouvant lorsqu'il évoque, aiguisés l'œil et l'oreille, ce passé familial simple des avant-guerres, son père voyageur en mercerie menant la jument Volante sur les chemins vers les hameaux les plus cachés, tout un monde disparu qu'il a aimé: "De cette chronique d'un temps perdu qui s'entretissait et s'étoffait autour de la table de famille chaque soir monte l'image d'une humanité simple, lente, patoisante, cordiale, bavarde, prompte à la goguette, fleurissant avec naïveté sur son terroir minuscule, comme la giroflée dans son pot à fleurs." "Je parle d'un temps qui sans doute ne reviendra jamais." (Lettrines, 2). Richard Millet, aujourd'hui, dans un registre tragique, tisse et étoffe son œuvre sur ces mêmes territoires de l'avant, presque de l'ailleurs, dont il suffit d'avoir humé les effluves, quelque parfum appauvri, pour, comme d'une femme, en savoir long.
5 / IX / 99
¤ Il me vient à l'esprit que la nostalgie d'un temps ancien aussi clairement situé dans une époque que l'est celui dont parle Julien Gracq, n'est pas un sentiment concevable pour cette seule époque. Nous éprouvons chacun, selon le lieu et la période de notre enfance, une nostalgie teintée aux couleurs de ces deux circonstances singulières : ainsi je ne cesse de considérer comme une perte irréparable la disparition des images de la vie laborieuse et agraire de mes grands-parents, des jardins de Picardie où fleurissaient les lilas, des traversées de la France jusqu'à Sainte-Maxime, l'été, par la Nationale 7 que chantera si bien Charles Trenet, avec ses enivrants parfums d'essence brûlée montant de l'asphalte surchauffé entre deux rangées de platanes courbés par le mistral. Bien que je peine à l'imaginer, les enfants d'aujourd'hui pourraient, dans trente ou quarante ans, éprouver cruellement la disparition des embouteillages sur les périphériques et les autoroutes, celle des musiquettes des portables en folie, et de ces « enculé », « enfoiré » et autres « connard », courtoises formules dont on usait tout naturellement pour entrer en conversation avec son semblable.
# D'un Figaro de l'été (7/VII) : "AVENTURE SUR LE ZAMBÈZE. On peut désormais glisser ses pas dans ceux de Livingstone sans rien abandonner de son confort." Tout le toc de parodie de notre époque médiocre. Tocqueville l'avait prévu.
7 / IX / 99
# L'humanité ne décevra jamais nos plus noires attentes : après le Kosovo, le Timor Oriental... les extincteurs de foyers d'incendie, les belles âmes, semblent moins empressés aujourd'hui. Mais - pensons-y - qui massacre qui ? C'est bien là une question qui décrit nos gens.
¤ L'incendie peu à peu s'apaise en Iraq, car il est temps d'extraire à nouveau le pétrole. Il reprend en Afghanistan, avec férocité. On se massacre même entre soi, comme autrefois catholiques et protestants sur nos terres. Les « belles âmes » auxquelles je faisais allusion avaient des inquiétudes sélectives. Que des Serbes massacrent des Kosovars, elles s'en étranglaient de fureur. Que des Kosovars massacrent des Serbes, elles dormaient sur leurs deux oreilles. Aujourd'hui, usées par tant d'indignations médiatisées, elles sont en préretraite, voire en retraite, dans les châteaux, les manoirs, les alcazars... Non, on n'aura pas fait tout ça pour rien !
Fin du Carnet IV -
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