C’est l’Histoire de la Série Noire, Alban Cerisier et Franck Lhomeau (dir.)
C’est l’Histoire de la Série Noire, Alban Cerisier et Franck Lhomeau (dir.), novembre 2015, 264 pages, 29 €
Edition: Gallimard
Le slogan sur la jaquette est magnifique de vérité : « Notre but est louable : vous empêcher de dormir » – et que ceux qui ne se sont jamais endormis trop tard, voire pas du tout, parce qu’ils étaient en train de lire un roman publié par la Série Noire avouent n’en avoir jamais lu, ce sera plus simple. Car combien de soirées tardives ou de nuits blanches doivent les amateurs du genre à Hammett, Chase, Chandler, Manchette, Pouy ou encore Dantec ? Ces auteurs, et bien d’autres, à vrai dire : et tous les autres, publiés un jour (ou une nuit…) dans la Série Noire, sont présents dans l’album C’est l’Histoire de la Série Noire, première somme dédiée à cette collection pas comme les autres créée par Marcel Duhamel au sortir de la Seconde Guerre mondiale, au moment où les auteurs anglo-saxons étaient à nouveau permis de séjour dans les librairies de France et de Navarre. De La Môme Vert-de-Gris, signé Peter Cheyney, à la scène mondiale du polar contemporain traduite en français, des années Duhamel à aujourd’hui, c’est un panorama complet de la Série Noire que proposent les auteurs de cette somme :
Benoît Tadié (auteur d’un essai sur le polar américain), Claude Mesplède (critique réputé du roman policier), Patrick Raynal (auteur de nombreux romans policiers et spécialiste du genre) et l’actuel directeur de la collection, Aurélien Masson, sous la direction de Frank Lhomeau (déjà auteur des Débuts de la Série Noire, 1995) et Alban Cerisier (l’historien en titre des éditions Gallimard). Avec pareille équipe, l’objectif, dresser un historique complet de la collection, ne pouvait être raté.
En effet, cet album est impressionnant par la qualité du texte historique, qui débute par l’avant-Série Noire, durant les années trente, pour continuer sur les années Duhamel et se conclure au décès de Robert Soulat, en 1994. Ensuite, l’histoire est racontée au travers d’un entretien passionnant avec Patrick Raynal et d’un texte signé Aurélien Masson. La partie historique à proprement parler présente deux caractéristiques essentielles : elle est à la fois bien documentée et passionnante. Bien documentée : le texte fourmille de faits précis, d’anecdotes intéressantes ; les notes en bas de page sont présentes en nombre raisonnable, renvoyant à des entretiens, à des documents divers ; quasi chaque page se voit illustrée de documents rares, dont, par exemple, une lettre de Queneau à Duhamel lui signifiant son soutien auprès de Gallimard. Pour peu, tant ce travail est sérieux, on croirait lire une thèse universitaire. A ceci près que c’est passionnant, même pour le néophyte (enfin, on le suppose…) : le style est plutôt enlevé, ça se lit comme une… histoire. Sans effets de manche, Lhomeau est parvenu à rendre plus qu’intéressante une histoire qui, il est vrai, ne manque pas de rebondissements, entre la mort annoncée en 1973 par Minute et les rapports parfois conflictuels avec divers auteurs.
Si le texte impressionne et ravit, l’iconographie n’est pas en reste, loin s’en faut : environ trois cents documents sont reproduits, allant de couvertures rares ou qui feraient mieux de l’être (les demoiselles plutôt dévêtues et finalement très kitsch de la collection Carré Noir…) à de sublimes affiches de cinéma, en passant par des bandes (« Le vrai pastis de Marseille », sur Total Khéops de Jean-Claude Izzo, ce genre), des photographies rares et de très nombreuses archives, autant de courriers, souvent manuscrits, dévoilant les dessous de la Série Noire ou la passion qu’elle a pu générer (qui imaginerait Jean Giono en admirateur de Fantasia chez les Ploucs, par exemple ?). Parmi ces derniers documents, on relèvera quelques pépites, dont une liste dressée par Marcel Duhamel lui-même des meilleurs romans de la Série Noire (liste avec laquelle l’amateur comparera ses propres lectures, et en programmera d’autres à venir) ou cette brève missive de Joseph Kessel, qu’on ne peut que citer dans son intégralité tant on adhère à son propos : « Cher ami, Dans les bons numéros de la Série Noire, il y a plus d’invention, de poésie, d’humour, de vérité, que dans la plupart des romans contemporains. Les meilleurs sont des chefs-d’œuvre ».
Des jugements pareils, on en trouvera à foison dans ce fort bel album, parmi lesquels la belle formule de Manchette : « Duhamel a inventé la grande littérature morale de notre époque ». Il l’a inventée, puisque c’est lui qui eut l’idée de réunir sous une seule, même et unique jaquette (ah ! ce liséré jaune sur fond noir…) des ouvrages dont les anglo-saxons eux-mêmes n’avaient pas identifié les traits communs. La suite est à inscrire dans la grande histoire de la littérature, dont, ainsi que Kessel le sous-entend, le versant « Blanche » (référence à Gallimard, qui a une collection « Blanche » et une collection « Noire »…) gagnerait bien souvent à s’inspirer de ce qui se fait dans le policier… Mais pareille considération n’est pas l’objet du présent album, qui a vocation historique plutôt que critique ou polémique – ce qui n’est pas un défaut, puisqu’une énième « défense et illustration du roman policier » n’est peut-être plus nécessaire à l’heure où les principales publications de presse mettent régulièrement le genre en couverture.
Le défaut de C’est l’Histoire de la Série Noire, on le trouvera dans la mise en page du texte, assez touffue et donnant l’impression de devoir s’enfiler de longs paragraphes un peu lourds – ce qu’ils ne sont en aucune façon. D’un autre côté, cet album n’est pas tant à lire d’une seule traite qu’à feuilleter, déguster à petites lampées comme on le fait pour certains alcools aussi forts que précieux, avec des pauses multiples pour retourner à sa bibliothèque ou se rendre chez son libraire favori, celui qui a un rayon « policier » n’ayant pas à rougir face aux autres rayons. Un autre défaut vient à l’esprit lorsqu’on désire retourner à cet album pour retrouver un passage intéressant, une remarque sur un auteur, etc. : il n’y a pas d’index ni de sommaire détaillé de l’historique dressé par Lhomeau, et c’est regrettable – peut-être pour la réédition en 2025, pour les quatre-vingts ans de la Série Noire ?
Ces deux bémols mis à part, ce fort bel album rend un hommage documenté et raffiné à l’une des plus passionnantes aventures éditoriales françaises, de ses heures héroïques (les traductions à l’arrachée…) à sa belle vitalité actuelle (voir la page Facebook de la Série Noire pour comprendre…). Le lire, c’est humer à plein nez parmi les plus fortes fragrances littéraires du vingtième siècle (et un peu du suivant), quitte à ensuite s’en enivrer des heures durant, entouré de volumes noirs au liséré jaune, achetés à la dizaine sur une brocante quelconque ou à la pièce chez un libraire ami. Ce n’est pas le pire des sorts…
Didier Smal
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