Buveurs de vent, Franck Bouysse (par Léon-Marc Levy)
Buveurs de vent, août 2020, 392 pages, 20,90 €
Ecrivain(s): Franck Bouysse Edition: Albin Michel
Que les univers de Franck Bouysse soient sombres devient – pour qui connaît son œuvre – un truisme. Mais ici – comme par un doigt magique – l’obscurité est traversée par l’aile lumineuse de l’imaginaire, de l’aventure. Non seulement portée par les références littéraires – comme la carte de l’Île au Trésor sans cesse découpée en horizon – mais aussi par des personnages qui, au fond de leur pauvreté, trouvent les ressources du rêve comme joie de vivre. Et puis ce roman est souvent drôle, frôlé par le burlesque, par la grâce légère de la bande familiale, la fantaisie des jeunes frères, le goût immodéré de la liberté de la jeune sœur. Franck Bouysse fait naître à notre lecture une famille qui est le contrepoint de celle de « né d’aucune femme ». Ici – au sein d’une fratrie soudée comme les doigts d’une main – elle est source de réconfort, matrice de vie, chaîne solidaire, quand chez Rose elle était abandon et lâcheté. Les tensions ici sont initiatiques jamais létales, les bonheurs profonds et vrais, les malheurs partagés. Verticalement, du grand-père aux petits-enfants, latéralement entre frères et sœurs, la famille semble faire l’économie des parents éteints entre faiblesse et rancœur. Là encore, Franck Bouysse renoue avec la tradition du conte dans lequel les fratries et les liens aïeux / petits-enfants ont une importance qui l’emporte sur tout autre. Plus que jamais, il s’installe dans son œuvre de romancier-conteur.
Le prélude pourtant plonge dans les racines premières de l’écriture de Franck Bouysse : le roman noir, rural. C’est là une sorte d’épigraphe qui ouvre le conte à la manière d’un « il était une fois, au Gour Noir ». Prélude annonciateur comme il se doit mais sur le mode mineur, asymptote au nœud du drame qui va se jouer, comme pour cacher en partie au lecteur la fin stupéfiante qui ne l’attend pas là, au bord de la rivière devant le cadavre empalé sur une branche. La fin, non, va déferler véritablement.
Mais tout commence vraiment par une métaphore perlée, celle d’une araignée, de sa toile. Araignée menaçante quand elle dévore peu à peu le tissu vivant de la petite ville : la centrale électrique et son maître, mangeurs d’hommes, mangeurs d’âmes, figures d’un destin qui figent les habitants dans un itinéraire de vie déterminé d’avance. On naît à l’ombre de la centrale, on meurt à l’ombre de la centrale. « […] les âmes dociles qui peuplaient ce coin de monde étaient prisonnières de la toile au jour de leur naissance ». On voit l’ombre de Zola et des pays miniers avec leurs enfants surdéterminés socialement, n’ayant d’autre destin que celui des pères. Les hommes, les femmes, donnent leur vie, leur corps à la centrale. Comme Élie dont une partie du corps est dévoré par la bête.
« Il avait été mordu par l’araignée, à sa façon. Cela lui avait coûté une jambe et avait éteint les quelques lueurs dans ses yeux, que des témoins dignes de foi affirmaient avoir entrevues dans un lointain passé ».
Mais araignée jolie et joyeuse quand elle pend au bout de son fil – au rythme des enfants, les trois frères et la sœur qui se balancent au bout de leur corde depuis le viaduc qui surplombe la rivière et la voie ferrée. Et c’est là le trait de lumière, la toile de l’épeire brillant au fond du jardin.
« … les gamins se regardèrent en silence, leurs corps se détendirent, imprégnés du monde sensible environnant. Au bout d’un moment, Luc se mit à se balancer d’avant en arrière en riant. Les autres l’imitèrent, riant eux aussi, avec la sensation de faire entrer toujours plus d’air dans leurs poumons, mais pas le même air qu’en bas sur la terre ferme. La rivière, les arbres et le ciel se mélangeaient comme s’ils se trouvaient eux-mêmes dans une de ces boules en verre qu’on retourne pour changer le paysage ».
La littérature est l’autre grande affaire de ce roman. Elle le traverse et le retraverse sans cesse, par allusions, citations explicites, implicites. La parole lumineuse de l’innocent, sa quête imaginaire, est portée par une vision littéraire, fruste certes mais puissante, celle de l’Île au Trésor de Stevenson. Les prénoms bibliques des enfants, Marc, Luc, Matthieu, Gobbo droit sorti du Marchand de Venise de Shakespeare, les apparitions itératives de Long John Silver, le troquet l’Amiral qui renvoie sur les rivages de Concarneau dans un roman de Georges Simenon, le troublant personnage de Lynch dont le nom évoque Paul Lynch, l’ombre de Robinson Crusoe dans le récit d’un marin. Combien d’autres encore, Franck Bouysse semble avoir semé des cailloux, comme un jeu de piste auquel il invite le lecteur.
Par-dessus tout, plane l’ombre de William Faulkner – tutelle littéraire souvent revendiquée par Franck Bouysse. La puissante présence biblique pour commencer, autant dans les prénoms des enfants que dans la foi quasi obsessionnelle de la mère. La galerie de personnages déjantés et louches qui traînent dans le bourg et son bistrot. L’éminence lumineuse de la présence féminine en la personne de Mabel, la sœur. Le destin inéluctable des êtres, rivés à une surdétermination existentielle implacable et sombre. La puissance du territoire aussi, celle qui émane du Gour Noir et du pays alentour, puissance tellurique, aquatique, céleste qui s’impose plus encore qu’on ne peut l’imaginer, régnant sur tout. Mais c’est la verticalité constante de ce roman qui rappelle le plus le maître du Sud. Les enfants suspendus à leur corde sont comme des traits qui relient la terre et le ciel. Franck Bouysse – comme Faulkner - ne cesse de lever les yeux au ciel dans un regard où la présence de Dieu est partout. Un dieu, quelle qu’en soit la nature et l’essence, qui sacralise la vie des êtres et des choses, chaque parcelle de l’univers. Le panthéisme de Bouysse – présent dans toute son œuvre – et qui parfois ici frôle une forme de mysticisme chrétien, sonne comme la voix d’une basse continue dans une cantate de Bach ou de Händel. Comme dans ce passage :
« L’œil hésite devant l’harmonie, parcourt, s’en va, revient, ne s’attache pas durablement, voyage à l’infini. L’œil n’hésite jamais face à la rupture, l’évidence d’un contraste, aussitôt attiré qu’il se détache de ce qui l’a précisément attiré, comme repu. L’attraction primaire n’est que vulgarité. Trop de rouge sur les lèvres, sur les joues, trop de fard autour des yeux ; ces vêtements qui parlent à la place des corps, ces démarches qui s’appuient sur d’éphémères désirs.
La beauté est une humaine conception. Seule la grâce peut traduire le divin. La beauté peut s’expliquer, pas la grâce. La beauté parade sur la terre ferme, la grâce flotte dans l’air, invisible. La grâce est un sacrement, la beauté, le simple couronnement d’un règne passager ».
Le thème « ostinato » du Mal qui parcourt tous les romans de Franck Bouysse prend ici les traits du patron de la centrale, Joyce. La révolte des ouvriers – dans une scène très zolienne de nouveau – semblera bien faible face à la puissance du Mal qui emportera tout.
Seule la pureté divine des enfants peut survivre au prince des ténèbres et à l’apocalypse.
Un grand roman, le plus abouti de la jeune œuvre de Franck Bouysse, dont le titre même énonce le souffle qui le porte.
Léon-Marc Levy
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