Identification

Buvard, Julia Kerninon

Ecrit par Martine L. Petauton 30.01.14 dans La Brune (Le Rouergue), La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman

Buvard, janvier 2014, 200 pages, 18,80 €

Ecrivain(s): Julia Kerninon Edition: La Brune (Le Rouergue)

Buvard, Julia Kerninon

 

Un buvard, souvent rose ; un touché, un duveteux unique qui va avec les souvenirs – autant de traces d’encre. Quand on regarde de près, on trouve – à l’envers – les mots de la page originale, tremblés comme autant de caractères orientaux. Il s’agit d’écriture – mais, curieuse, et – avant les ordi, c’était un peu une autre main de l’écrivain…

Le Buvard de Kerninon est tout ça, moins le rose, et il râpe vraiment la peau…

Quelque part au fond d’une campagne anglaise, une écrivaine, plus que célèbre, se cache (« un trou d’herbe où elle vivait ») :

Catherine N Spacek, « sa prose splendide, sa voix de fumeuse ». Un étudiant, très fan, gagne le droit d’interroger la bête étrange, dont la curieuse beauté – solaire, ou minérale, selon l’heure – nous fait pencher parfois pour une Amélie Nothomb (« impitoyable, petit oiseau de proie portant rouge à lèvres », petit génie surdoué et prolifique, et son club d’inconditionnels). Mais on peut hésiter et préférer Garbo : « il était fait mention de lectures publiques tumultueuses, d’une réputation sulfureuse, des sommes colossales d’argent touché, du succès international, et de son silence surtout ».

L’écrivaine, son interviewer. Ce que celle-là dit, à voix lente et habitée, de l’œuvre, de soi, du monde de l’édition, de son lectorat ; et l’homme au dictaphone : parlez-nous de la genèse de votre écriture… votre enfance ? Sujet presque rebattu ; l’arroseur arrosé.

Julia Kerninon s’en tire plutôt bien : rien d’indigeste, une écriture de rayon de lune, et surtout une fine alchimie tout près de l’estampe japonaise éclairée : nos deux personnages n’ont-ils pas baigné dans le même jus, au temps de leur jeunesse…

Dur, ce fond de pot d’enfance, quelque part au cœur de l’Amérique pas vraiment flamboyante : « ses livres comme sa voix parlaient à mots couverts d’un endroit que je connaissais. Un endroit où j’étais né. Mon père à moi aussi buvait, mais, contrairement au sien, il finissait ses verres ». Ce n’est donc pas un hasard, cette rencontre entre le lecteur et son auteur préféré ; il s’y regarde comme au fond d’un puits étrange, et en attend le savoir du marc de café.

Univers décrits, comme en n’y touchant pas, avec ce qu’il faut d’images d’une précision de miniatures, de ces Amériques infiniment pauvres, à la dérive, survivant entre drogues, alcool, et chômage, au bord de celle qu’on a tous dans les yeux, la scintillante. Être serveuse dans un bar, comme il y en a tant au bord des autoroutes à numéros… et puis, écrire… Monde sordide dont – logiquement – rien ne devrait pouvoir émerger : « tu sais, chez nous, les bouquins, c’était pour les tafioles »… et l’étudiant de rebondir : « un enfant pour un pneu, un enfant pour un paquet de café. J’avais pas six ans quand ça a commencé. Et je savais déjà que j’étais pédé ».

Partition jouée à quatre mains – réussite du livre, même si c’est plutôt elle qui parle, et lui sur qui ça résonne. Itinéraire subtil d’un chemin qui vient de l’enfer et qui se hisse dans la lumière par le goût des mots. Quelque chose de ces vies de saints, racontées naïvement dans un vieux catéchisme… Comment devient-on, écrivain, en partant de là, à ce prix, là ? « le matin, je me calais dans mes couvertures, comme dans une canadienne, j’écrivais pendant des heures, je ne me lavais pas, je fumais les cigarettes à la chaîne. Je tapais sur ma machine parce que je ne savais pas comment taper sur moi »…

Comme souvent dans la vie, les croisements, les choix, ont été des rencontres ; des maris, et un grand amour. Mon coup de cœur de lectrice s’est plutôt amarré à ce jeu de miroirs entre eux deux : l’éclairée par les néons (et, trop), renvoyant sa lumière, peut-être meurtrière, et l’envers du buvard, à l’autre, qui le boit, l’éponge, l’amène ailleurs, et d’abord en soi : « avec Caroline, pour la première fois de ma vie, j’avais droit à une enfance. Je rattrapais mon temps massacré, pendant qu’elle faisait le compte du sien… je l’aimais passionnément à ce moment-là… ».

Comment ça marche, là, dans la tête de l’écrivaine qui vient de si loin ; et qu’en disent les yeux de celui-ci qui la regarde ? Un moment, comme une violente psychanalyse, qui parlera à plus d’un.

 

Martine L Petauton

 


  • Vu : 6161

Réseaux Sociaux

A propos de l'écrivain

Julia Kerninon

 

Julia Kerninon, née en 1987, thésarde en littérature. Voilà son premier roman en littérature générale.

 

A propos du rédacteur

Martine L. Petauton

Tous les articles de Martine L. Petauton

 

Rédactrice

 

Professeure d'histoire-géographie

Auteure de publications régionales (Corrèze/Limousin)