Anatomie de l’horreur, Stephen King (par Gilles Banderier)
Anatomie de l’horreur, 2018, trad. anglais (USA) Jean-Daniel Brèque, 620 pages, 24,90 €
Ecrivain(s): Stephen King Edition: Albin Michel
Adulé par le public, mais longtemps boudé par les critiques qui écrivent dans les suppléments littéraires des quotidiens, Stephen King a consacré sa carrière à un sous-genre considéré (à tort) comme mineur, voire infréquentable : le roman d’horreur. Il s’intéressa également au cinéma, à la fois comme spectateur de films et lorsque le 7ème art vint frapper à la porte de son bureau pour transposer ses livres (King semble un des rares écrivains satisfaits des adaptations cinématographiques de leurs œuvres. Il est vrai que John Carpenter, Brian De Palma et surtout Stanley Kubrick ne sont pas les premiers venus).
Anatomie de l’horreur fournit une occasion privilégiée d’ouvrir la porte de ce bureau et d’y jeter un long regard. King y présente le bilan d’une vie de lecture et d’écriture, à travers les œuvres qui l’ont marqué et non sans insister sur les différences radicales entre la littérature et le cinéma (les œuvres les plus « littéraires » étant les moins « cinématographiques », comme l’ont montré les échecs répétés – quand on a seulement tenté l’entreprise – des adaptations de Cervantès, Proust, Borges ou Joyce).
De façon paradoxale, les films d’horreur dotés d’un budget important sont souvent de piteux navets, tandis que des bobines tournées à la va-vite et pour pas cher atteignent leur objectif : faire peur. Existe-t-il des romans à gros budget ? Non (malheureusement), mais certains furent composés plus rapidement que d’autres : Stevenson troussa L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde en trois jours et la jeune Mary Shelley rédigea Frankenstein à la hâte, comme un jeu de société.
Écrivain heureux et cinéphile comblé, King semble avoir plus de mal avec la télévision, qu’il qualifie de « puits de merde sans fond » (p.318). Peut-on lui donner tort ? Ouvrage écrit librement par un auteur qui n’a plus rien à prouver aux autres ou à lui-même, et qui considère son lecteur avec une rare bienveillance, presque comme un ami, Anatomie de l’horreur est à la fois un art poétique que tout apprenti-écrivain se devrait de lire et de méditer afin d’éviter de cuisantes erreurs et un plaidoyer pour la littérature populaire (il n’y a rien de plus universel que la peur et rien de moins élitiste qu’un roman d’horreur). Malgré cela ou à cause de cela, King considère l’œuvre d’horreur comme l’une des formes les plus restrictives qui soient (il n’est pas facile de faire rire et il est encore plus difficile de faire peur) et la littérature d’horreur comme un genre fondamentalement réactionnaire, voué à la défense de l’ordre et des valeurs établies.
À retracer l’histoire des œuvres d’horreur, on ne peut s’empêcher de constater un processus de montée à l’extrême. On trouve dans un livre oublié, le poème en prose de Jacques Cazotte, Ollivier (1763), une vision terrifiante de têtes humaines coupées, rangées sur des étagères, toujours vivantes et toujours conscientes, laquelle annonce la Révolution et ses histoires de têtes tranchées se mordant dans le panier. Cazotte y repensa-t-il lorsqu’on le coucha sur la guillotine et que sa propre tête fut détachée de son corps ? Cet exemple mineur nous permet de nous interroger sur le rapport de l’horreur à l’Histoire et sur la manière dont celle-ci suit ou précède celle-là. Le roman d’horreur moderne (Frankenstein, 1816) naquit juste après que Napoléon eut mis l’Europe à feu et à sang. La remarque attribuée à l’Empereur, contemplant un champ de cadavres (« Une seule nuit de Paris réparera tout cela »), accrédite l’idée d’un matériau humain renouvelable à l’infini. Les massacres de 1914-1918, puis la Shoah, brisèrent tous les verrous qui pouvaient empêcher les imaginations de s’aventurer en certaines contrées. Aucun film de morts-vivants n’arrivera à la hauteur de la vision qui accueillit les soldats russes et américains venus libérer les camps de la mort.
Gilles Banderier
Stephen King a écrit plus de 50 romans et plus de 200 nouvelles. En février 2018, il a reçu un PEN Award d’honneur pour service rendu à la littérature et pour son engagement pour la liberté d’expression.
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