Allegra, Philippe Rahmy
Allegra, janvier 2016, 192 pages, 15,60 €
Ecrivain(s): Philippe Rahmy Edition: La Table Ronde
C’est sur une image que s’ouvre Allegra, le roman de Philippe Rahmy, celle d’un lion majestueux qui regarderait le monde, notre monde, installé sur une branche, d’un regard las et désespéré, un lion qui, pourtant, a encore la force de rugir, à l’aube.
L’existence d’Abel, jeune français d’origine algérienne est traversée par la mort, désir et ombre, par l’errance et la fuite tout autant que la quête, dans une course (à la vie, à la mort, à l’identité même), dans une époque, la nôtre, où tout va vite et nous rattrape sans cesse. Ça court, ça hurle, le rythme du texte est celui d’un temps traversé entre retours en arrière et souvenirs ; d’analepses en anamnèses, celui d’un individu qui, ne désirant que s’intégrer, réussir et être heureux avec sa petite famille, court à sa perte. Et sa voix nous délivre l’angoisse qui le traverse depuis son enfance où déjà « il voulait disparaître » – entre un père bien intégré en France, dans sa boucherie où Abel expérimentera ses premiers traumatismes, et ses premiers contacts avec le froid de la mort. Pourtant Abel avait tout pour réussir, un doctorat en Mathématiques, une femme magnifique, une fille qu’il adorait, un ami d’enfance qui lui a offert son premier poste à Londres où il s’est installé avec Lizzie et Allegra.
D’un événement qui ne nous sera dévoilé qu’en toute fin va découler la chute d’Abel. Sa dépendance à l’alcool, on sent bien qu’elle est celle d’un être fragile. C’est à cause d’elle qu’il va tout perdre, et qu’il se laissera entraîner dans un cercle infernal, à la frontière de l’extrême violence, jusqu’aux portes d’un hôtel où il va prendre chambre et croisera les plus déshérités que fabrique notre époque, des êtres perdus, des migrants, des réfugiés en grand nombre, où il attendra l’ouverture des Jeux Olympiques de Londres pour accomplir le pire.
Ce que dit Allegra c’est la brutalité d’une époque, les retours de bâtons de l’histoire, les difficultés psychiques de la question d’appartenance à une identité plutôt qu’une autre, de cette nécessité empoisonnée. Ce que dit Allegra c’est la souffrance que ces difficultés provoquent, et jusqu’à quels extrêmes elles peuvent conduire. « Immigré, je ne l’étais pas vraiment, du moins, pas au sens où on l’entend. J’étais né en France et l’Algérie ne faisait plus partie de notre quotidien. Contrairement aux autres gosses du quartier, je ne retournai pas au pays durant les vacances. Je ne recevais pas de cadeaux par la poste à mon anniversaire. Je flottais sans attache au-dessus du sol. Cet état d’apesanteur a nourri mon besoin d’appartenance ».
Allegra c’est l’histoire d’un homme qui par désespoir va rencontrer la colère qui a grandi en lui alors qu’il croyait la combattre. C’est une histoire parmi toutes celles de tant d’êtres privés d’espérance, pour tenter de comprendre la violence que la souffrance peut produire en nous, nous faisant devenir tour à tour victime ou criminel. Lizzie l’appelait Lafcadio, ce personnage des « Caves du Vatican d’André Gide, assassin sans cause, prisonnier d’une mystique de l’acte gratuit ».
C’est pourtant un mot qui s’apparente à la « joie » que porte le titre de ce roman. « Allegra » renvoie bien à la vie, la vivacité, à tout ce qui est léger aussi. Allegra c’est « le salut qu’on échange en se croisant sur ces sentiers de plein ciel » dans une vallée d’un canton suisse des Grisons dira Lizzie, c’est le prénom qu’elle voulait pour sa fille. Sans doute parce qu’il symbolise l’innocence, et il faut l’espérer avec l’auteur, ce que peut la littérature, par l’incarnation de l’innocence d’une enfant, c’est instiller la légèreté qui nous fait tant défaut depuis pas mal de temps et, aujourd’hui plus que jamais, l’espérance dans le cœur des hommes.
« On écoute Norlay. On entend hurler les naufragés. Chacun compare cet immense appel à l’aide au tumulte de sa propre détresse. Norlay poursuit son récit. Je suis incapable de donner un visage à mon grand-père. Chaque fois que je pense à lui, un tourbillon m’engloutit. Longtemps ce fut un tourbillon d’alcool. Et puis, à force de me noyer dans le passé, je suis revenu au présent. J’ai trouvé Dieu et, à travers lui, je me suis découvert une passion pour l’homme. J’ai porté secours aux naufragés de Lampedusa durant plusieurs années, puis j’ai craqué. Je me suis mis à boire. J’ai quitté l’Italie et ses drames. Je suis rentré à Londres. J’ai ouvert un centre pour réfugiés ».
Marie-Josée Desvignes
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