Alice suivi de La Chasse au Snark (par Yasmina Mahdi)
Alice suivi de La Chasse au Snark, traductions nouvelles, Philippe Jaworski, éd. bilingue, 207 illustrations, 1024 p., éd. Gallimard/La Pléiade, n°681 de la collection, 2025, 64 €
Royaumes enchantés
Les célèbres récits : Aventures d’Alice sous terre / Aventures d’Alice au Pays des Merveilles / De l’autre côté du miroir, et ce qu’Alice y trouva, suivis de Le Frelon emperruqué et de La chasse au Snark, écrits par Charles Lutwidge Dodgson (alias Lewis Carroll, né en 1832 à Daresbury, et décédé en 1898 à Guildford), font l’objet d’une nouvelle traduction établie par Philippe Jaworski qui précise : « Le diacre Charles Lutwidge Dodgson n’a cure de célébrer la morale conventionnelle quand il écrit des histoires sous le pseudonyme de Lewis Carroll ». La composition des textes s’apparente au collage, au rêve, où, néanmoins, les rituels, les éléments du récit et les mœurs restent typiquement anglais. Lewis Carroll rédige les Aventures d’Alice « sur le fond sinistre de massacres en Irlande, d’oppression dans les manufactures et de la philosophie utilitariste de Bentham. » [Jaworski]. Le texte de Carroll est juxtalinéaire, d’une écriture ronde, qu’il illustre de dessins assez naïfs.
Au pays des fous et du rêve, les non-sens, les expressions insensées d’un langage inventé sont autorisées sans restriction aucune. Absurdité et onirisme vont de pair avec monstruosité et facétie : « L’insaisissable est partout : dans les phrases, les objets et les lieux. » [Idem]. Philippe Jaworski souligne que « traduire perd tout sens, comme Alice, à certains moments, perd la tête, et le traducteur doit bien se résoudre à inventer des jouets verbaux possédant une certaine qualité de réalité fantaisiste, ou fantastique ». Les aventures d’Alice commencent par une chute interminable, après avoir suivi le « lapin blanc aux yeux roses ». En tombant, elle cause tout haut à sa chatte Dinah. À la fin de sa chute, comme dans La Barbe bleue de Charles Perrault, Alice s’empare d’une clé dorée, mise à sa disposition ; est-ce la clé des songes ? enfreint-elle un interdit ? Elle boit ensuite le liquide inconnu d’un verre et se met à rétrécir. Alice soliloque pendant qu’elle se métamorphose. Elle parvient même à parler aux animaux, qui lui répondent.
La fillette anglaise est projetée dans un infra-monde, où règne une logique bizarre, dans lequel un énigmatique bestiaire profère des propos loufoques emplis de quiproquos et de contrepèteries. Ce territoire enchanté n’est pas exempt de danger et en changeant de taille encore une fois, Alice se trouve soudain coincée dans une maisonnette de poupée. Armée de courage et encline à la curiosité, elle mange des morceaux de champignon géant, peut-être hallucinogène… Elle s’achemine dans un univers surréel qui a quand même une issue. Le rappel de la monarchie est présent, avec la Reine de Cœur, autoritaire et aux sautes d’humeur inexplicables (une personnification de la reine Victoria ?)
La jeune Alice passe d’une expérience à l’autre, sans suite logique. Le lapin blanc reste le seul personnage récurrent, le fil conducteur de ce voyage fantasmagorique - animal connu pour sa grande fécondité et sa rapidité à s’accoupler. Dans ce monde enchanté, Alice commence à douter de sa propre identité. Des êtres hybrides, effrayants, lui content des histoires abracadabrantes. La fillette se réveille pour repartir à nouveau au Pays des merveilles. Le lapin pressé, une montre de gousset à la patte, est de retour. En se précipitant à sa suite, elle va replonger dans un trou noir. Ce chapitre est illustré de façon magistrale par John Tenniel. Alice est maintenant blonde, poupine, aux tout petits pieds, habillée d’une robe en corolle.
L’histoire recommence avec la clé, le flacon à boire et le flot des larmes dans lequel Alice manque de se noyer. Elle va nager en compagnie d’une souris, d’un canard, d’un dodo, d’un lori, d’une aigleronnette. La vision est l’outil premier d’Alice et il lui faut faire appel à un esprit de logique pour solutionner ses changements de taille car « elle grandit et dégrandit ». Cet intermonde est une mise en abyme du réel, un monde qui tourne en rond dans lequel les parodies de poèmes, les comptines des animaux étranges se réfèrent à des textes d’auteurs ou à des comptines populaires. Ces inventions littéraires de l’anglais au français ne sont pas faciles à traduire. Durant la parodie du procès de la Reine de Cœur, les accusations sont disproportionnées par rapport aux fautes évoquées, ceci dans une confusion totale et la menace d’une décapitation.
Alice traverse ensuite le miroir, l’illusion des apparences, où tout se reflète à l’envers ; « Et… impossible de s’y tromper… la glace commençait à se dissoudre comme une nappe de brume aux scintillements argentés ». Le jeu d’échec s’apparente à une épreuve. Des personnages cauchemardesques interpellent Alice, dont « un Moucheron d’une taille considérable », une « cigale à bascule », un « hanneton à ressorts », une « phalène à roulettes ». Les notes du traducteur et son discours d’escorte procurent un éclairage savant au texte. Les dessins de Tenniel ont fixé en mémoire le thé chez le Lapin fou, le Chapelier fou, le Lièvre attardé et le Loir, la Brebis tricoteuse, Humpty Dumpty, le Chat sourire, etc.
Les choses sont sans dessus dessous, les scènes débridées, à la limite de l’épouvante : « Les bougies montèrent jusqu’au plafond et finirent par ressembler à un parterre de joncs terminés par des feux de Bengale. Quant aux bouteilles, chacune d’elles saisit une paire d’assiettes dont elle se fit aussitôt des ailes, et, pourvues de fourchettes en guise de pattes, elles se mirent à voleter en tout sens ». De chaque objet émane une pensée qui se traduit en mouvement, en action, aussi aberrante et saugrenue soit-elle. Ainsi, les ustensiles de cuisine lévitent, les convives plongent dans les plats, le gigot et le pudding prennent un visage humain et cabriolent ! Le poème grotesque de La Chasse au Snark tient de la farce, de la critique subversive. Les remarquables illustrations d’Henri Holiday se rapprochent des œuvres surréalistes. Des créatures inquiétantes, atteintes de nanisme, composites, dignes des hallucinations de Jérôme Bosch, peuplent un espace graphique dense, finement hachuré. Nul ne peut s’en échapper, hormis lors du réveil du pays des songes…
De très beaux dessins et gravures complètent l’œuvre de Carroll, dont ceux d’Arthur Rackham, de Mabel Lucie Attwell et du russe Serge Choubine. Ces représentations talentueuses ont cristallisé et gravé à jamais les fantasmes d’Alice/Lewis.
Yasmina Mahdi
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