Identification

Alfred Jarry, L’Expérimentation du singulier, Karl Pollin

Ecrit par Matthieu Gosztola 17.06.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, USA

Alfred Jarry, L’Expérimentation du singulier, éd. Rodopi, coll. Faux Titre, 2013, 285 pages

Ecrivain(s): Karl Pollin

Alfred Jarry, L’Expérimentation du singulier, Karl Pollin

 

Ces trente dernières années, les plus intéressants livres consacrés à Jarry, tel le passionnant et érudit Alfred Jarry, le colin-maillard cérébral de Julien Schuh (Honoré Champion, collection Romantisme et modernités, 2014), ont replacé, dans la lignée des travaux d’Henri Béhar (Les Cultures de Jarry, Presses Universitaires de France, 1988) ou de Patrick Besnier (Alfred Jarry, Plon, collection Biographique, 1990 et Alfred Jarry, Fayard, 2005), l’auteur de Messaline « dans le contexte de son époque, parmi ses pairs en littérature », et, ce faisant, ont mis « en évidence un état d’esprit, une forme de pensée, un courant culturel dans lequel écrivains, artistes, philosophes et scientifiques de l’époque de Jarry se retrouvent ».

Cet état d’esprit fut propre à la fin-de-siècle. Analysant l’œuvre de Jarry, l’on remarque ainsi combien celui-ci « résume l’esprit de toute une époque, et mieux encore, de toute une famille d’esprits qu’on peut reconnaître par comparaison réciproque […] : un certain état de révolte où l’intelligence s’allie au tonique bouleversement de tous les conformismes ».

Comme le note Julien Schuh, « dès que l’on plonge dans l’histoire des idées et l’histoire littéraire de la fin du XIX° siècle, on retrouve un contexte culturel dans lequel Jarry pourrait presque faire figure de mesure-étalon. Tous les thèmes qu’il aborde sont extrêmement répandus lorsqu’il se lance dans la littérature […] ».

Une phrase de La Dragonne se révèle particulièrement parlante en ce sens (et à travers le « il » se lit en creux la présence de Jarry) : « il s’était “emballé”, comme il ne l’eût peut-être point fait plus tard, sur les théories qu’il lui était impossible […] de ne point sentir ambiantes : anarchisme, ibsénisme, etc. ».

Certes, il est extrêmement tentant d’étudier, comme le fait Karl Pollin dans Alfred Jarry, L’Expérimentation du singulier, l’œuvre de Jarry en elle-même, tant elle semble riche en potentialités sémantiques diverses, unique dans son époque, inéluctablement ; hautement singulière.

Il s’agirait ainsi, pour reprendre la terminologie philosophique, de comprendre la Chose même dont parle le texte jarryque, voulant penser avec l’auteur, considérant que c’est seulement du point de vue d’une lecture immanente, qui explicite le texte, que peuvent être saisis l’originalité et l’intérêt de cette pensée et de cette écriture.

Cette lecture immanente – que pratique invariablement Karl Pollin – est d’autant plus tentante que Jarry est l’instigateur d’une pensée philosophique, la ‘Pataphysique, qui peut ne se comprendre qu’à la lecture de l’ensemble de l’œuvre jarryque. Ainsi les spéculations qu’il a voulu réunir sous le titre La Chandelle verte, lumières sur les choses de ce temps sont-elles ordinairement perçues comme étant l’anarchique mise en pratique de la science en ‘Pataphysique explicitée – mais obscurément, de telle sorte que l’explicitation n’exclut nullement une surcharge de potentialités sémantiques – dans Les Jours et les Nuits.

Comprendre la Chose même dont parle le texte jarryque… Karl Pollin part du principe sartrien comme quoi la littérature est, plutôt que le reflet d’une culture, l’expression de la pensée d’un auteur. Et si la littérature est « avant tout un mode transitif d’expression de la pensée », c’est parce qu’elle « est faite de mots et que les mots sont des signes, c’est-à-dire des outils », comme l’écrit Pierre Vinclair dans sa thèse intitulée De l’épopée et du roman, Énergétique comparée.

De ce fait, « la prose est utilitaire par essence » et sert le projet de l’individu-écrivain, autrement dit « un homme qui a choisi un certain mode d’action secondaire qu’on pourrait nommer l’action par dévoilement » (Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?). Dans ce cadre, à l’intérieur duquel les écrivains pensent « qu’il faut tenter d’avoir raison dans [leurs] livres », la littérature est la mise en texte d’un message ou d’une philosophie.

Si, comme le résume Pierre Vinclair (dans la lignée de Gilles Deleuze), toute pensée est liée à une occasion extérieure qui la provoque, le texte doit être compris comme une réaction à ce dehors : « la rencontre avec le dehors, comme impossible, est la […] condition qui fait de telle personne singulière un sujet d’écriture », ainsi que le résume Philippe Mengue dans « Devenirs, devenir écrivain, Proust-Kafka ». Par l’expression « comme impossible », Mengue fait bien sûr référence à Lacan (voir Luis Izcovich, « L’impossible dans l’expérience analytique », L’en-je lacanien, numéro 7, 2006/2, p.9-30). « [C]’est avant tout dans son caractère problématique, dans le fait qu’il donne à penser, que le réel provoque la pensée littéraire », remarque Vinclair.

Lacanien, Pollin ne donne pas au « dehors » tel qu’il frappa Jarry une place autre que celle d’« impossible ». C’est ainsi qu’il évacue la question de l’« horizon d’une attente », que présuppose l’existence d’un « dehors » empiriquement assimilé comme non-impossible.

Et pourtant, cette question demeure primordiale. Ainsi que le résume Hans R. Jauss, « [t]out comme il n’existe pas de communication par le langage qui ne puisse être ramenée à une norme ou une convention générale, sociale ou conditionnée par une situation, on ne saurait imaginer une œuvre littéraire qui se placerait dans une sorte de vide d’information et ne dépendrait pas d’une situation spécifique de la compréhension. Dans cette mesure, toute œuvre littéraire […] suppose l’horizon d’une attente, c’est-à-dire d’un ensemble de règles préexistant pour orienter la compréhension du lecteur (du public) et lui permettre une réception appréciative ». Non, pour Pollin, c’est comme si Jarry avait écrit pour Lyotard, pour Deleuze, ou pour Girard…

L’auteur de Alfred Jarry, L’Expérimentation du singulier adopte précisément la méthodologie sartrienne cherchant à faire émerger « la pensée littéraire » : pour s’en convaincre, il n’est que de se reporter à – contenue dans cet essai – sa longue lecture du très hermétique article « Être et Vivre » d’Alfred Jarry paru dans la petite revue L’Art littéraire (troisième année, nouvelle série, n°3-4, mars-avril 1894, p.37-41). Et de comparer cette lecture à l’édition critique récente et pertinente qui a été faite de ce texte de jeunesse (in Alfred Jarry, Œuvres complètes, sous la direction d’Henri Béhar, tome I, Classiques Garnier, collection Bibliothèque de littérature du XXe siècle, 5, 2012, p.403-409). Cette comparaison nous permettant de comprendre à quel point le regard de Karl Pollin se situe en-deçà d’une analyse historique et littéraire donnant logiquement à la contextualisation et à l’intertextualité toute leur place – l’analyse que l’on est en droit d’attendre d’un texte à l’obscurité aussi aboutie, et que nous offrent bellement les éditions Classiques Garnier.

« Être et Vivre » fait exister des idées. C’est en quelque sorte un article à thèse. L’on comprend ainsi qu’une telle lecture immanente puisse avoir lieu, menée en l’occurrence par Karl Pollin. Mais qu’en est-il des autres textes de Jarry, que Pollin analyse par fragments, parmi lesquels se situe en très bonne place le roman Le Surmâle ? Qu’en est-il d’une littérature qui n’est pas une littérature à thèse(s) ? Comme le souligne Jean-Jacques Lecercle, le fait que la littérature pense ne va pas de soi, « car il est notoire qu’[elle] ne procède pas par argumentation, par position de thèses et construction de concepts, que son objet n’est pas la pensée même ».

Aussi, comment Pollin se sort-il de cette impasse ? Il le fait en développant à chaque page… la conception proustienne de la lecture, tout en veillant à conserver immuablement les apparences d’une lecture immanente, conception proustienne de la lecture telle qu’héritée de Kant – pour lequel « la littérature pense dans la mesure où elle donne à penser » (Pierre Vinclair) – et ainsi résumée par Pierre Macherey dans Proust, entre littérature et philosophie : « la littérature, en général, ne doit pas se fixer pour objectif de penser, du moins “directement”, mais de faire penser […]. Lire, […] ce n’est pas prendre livraison des significations contenues dans un livre, qu’il n’y aurait plus qu’à déballer comme on ouvre un paquet, mais c’est avant tout se servir de ce qu’on lit comme un instrument d’optique, qui ne dispense par lui-même aucune vue fixe, mais qu’on tourne à son gré dans telle ou telle direction pour s’aider à mieux voir quelque chose qu’on a soi-même choisi pour des raisons personnelles ».

En définitive, Alfred Jarry, L’Expérimentation du singulier est, plus encore que la mise en forme et en style d’une lecture immanente – bien que cet ouvrage s’affirme tel –, une illustration audacieuse de cette conception de la lecture. De la critique.

 

Matthieu Gosztola

 


  • Vu : 3197

Réseaux Sociaux

A propos de l'écrivain

Karl Pollin

 

Karl Pollin est professeur de français et de littérature comparée à l'université de Tulsa (Oklahoma)

 

A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

Lire tous les textes et articles de Matthieu Gosztola

 

Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com