Ainsi parlait Sénèque, Sénèque
Ainsi parlait Sénèque, septembre 2015, trad. du latin par Louis Gehres, 172 pages, 13 €
Ecrivain(s): Sénèque Edition: Arfuyen
« Faciles etiam nos facere debemus, ne nimis destinatis rebus indulgeamus, transeamusque in ea in quae nos casus deduxerit, nec mutationem aut consilii aut status pertimescamus ». Ainsi s’exprimait Lucius Annaeus Seneca, plus connu sous le nom de Sénèque (1-65), dans son traité intitulé De la Tranquillité de l’âme. On peut, à la lecture de semblable étalage de sagesse, et ainsi que le rappelle Louis Gehres dans l’aussi brève qu’essentielle préface du présent Ainsi Parlait Sénèque : Dits et Maximes, choisir le camp de Nietzsche, qu’irritait profondément le philosophe latin, et qualifier à notre tour Sénèque de « toréador de la vertu », moquer celui qui prône une saine distanciation par rapport aux vétilles de l’existence tout en vivant lui-même dans un confort parfait pour l’époque – même si sa fin par suicide sur ordre de Néron n’est quant à elle guère enviable. On peut de même se rallier à l’opinion de Chateaubriand qui épinglait un Sénèque qui « au milieu de ses trésors écrivait sur le mépris des richesses ». On peut, et d’autres encore ont montré de l’agacement, pour dire le moindre, par rapport à la pensée de Sénèque. On peut aussi choisir de puiser dans les Dits et Maximes ici réunis un fonds de sagesse, quelques mots ou phrases qui résonnent à travers les siècles et possèdent encore un sens deux mille ans après leur rédaction.
C’est ce qui sidère le plus à la lecture des extraits d’œuvres réunis dans le présent volume par Louis Gehres : leur adéquation à l’époque actuelle et donc leur intemporalité. D’ailleurs, il est question de celle-ci dans la pièce Art, de Yasmina Reza, durant laquelle Serge recommande à Marc de lire La Vie Heureuse : « Tu ne trouves pas extraordinaire qu’un homme qui a écrit il y a presque deux mille ans soit toujours d’actualité ? – Si. Si, si. C’est le propre des classiques ». Voilà le mot qu’on cherchait : Sénèque, et sa pensée, c’est du classique de la plus belle eau, du sens auquel se raccrocher à travers les âges, par exemple en pleine époque de la société de consommation/consolation : « Celui qui est pauvre, ce n’est pas celui qui a peu, mais celui qui désire avoir davantage » (Lettres à Lucilius). Certes, ainsi que déjà signalé, il est aisé de prôner l’ascèse lorsqu’on est soi-même comblé de toutes les délices terrestres, mais si on extrapole cette maxime, sa justesse est frappée au coin du bon sens, et l’on peut songer à tous les « pauvres » faisant la file devant un quelconque Apple Store… Et puis, comment ne pas lire une franche critique du capitalisme dans les mots suivants : « devenus marchands et marchandises tout à tour, nous ne cherchons plus ce que sont et comment sont les choses, mais ce qu’elles valent » (Lettres à Lucilius) ?
Tout le génie des maximes de Sénèque réside, outre dans leur intemporalité, dans leur double portée : tant l’homme privé que l’homme public, tant l’individu que le groupe, peuvent en tirer bénéfice. Par exemple, celle-ci : « Respectons l’habile, supportons l’insensé ; d’une manière générale, disons-nous que les hommes les plus sages sont souvent défaillants ; qu’il n’est pas de personne circonspecte dont la diligence ne s’oublie quelquefois, de personne si mûre dont la gravité ne soit poussée, à l’occasion, à quelque inconséquence, de personne assez soucieuse de ne pas offenser qui ne blesse cependant en voulant s’en garder » (De la Colère) – que la vie serait simplifiée si l’on prenait en compte ce précepte et acceptions que, oui, un ami cher, ou un quelconque personnage public d’habitude réputé pour sa pondération, peut blesser, déconner un coup… Dans le même essai, on trouve cette analyse d’une rare pertinence de la colère : « A cause de la colère, le père est en deuil, l’époux abandonné, le magistrat détesté, le candidat rejeté. La colère est pire que la débauche, car si la débauche jouit de ses propres plaisirs, la colère jouit de la souffrance d’autrui ». Quant à ceux qui lisent, voici la recommandation de Sénèque, troublante en cette époque de surabondance médiatique, tant pour l’écrit que pour l’image : « A quoi bon ces innombrables livres et bibliothèques, dont le propriétaire, tout au long de sa vie, lit à peine les titres ? L’abondance écrase celui qui apprend, elle ne l’instruit pas, et il vaut mieux se fier à peu d’auteurs que d’errer dans beaucoup ». Mais de tout cela, il vaut peut-être mieux rire, car « il convient mieux à la nature humaine de rire de la vie que d’en pleurer. Ajoutons que le genre humain doit davantage à celui qui rit qu’à celui qui pleure : le premier laisse place à un espoir d’amendement ; le second pleure sottement ce qu’il désespère de pouvoir corriger ».
Du strict point de vue de l’histoire de la philosophie, quelques-uns des dits et maximes réunis dansAinsi parlait Sénèque permettent de comprendre comment un Saint-Augustin a pu récupérer ce philosophe latin, certes contemporain de la naissance de la chrétienté, mais dont la correspondance avec Saint Paul est on ne peut plus apocryphe. Quelques phrases sont troublantes : « Elle est magnifique cette vertu à laquelle nous aspirons : non que l’absence de vices soit en soi le bonheur, mais elle dilate l’âme, elle la prépare à la connaissance des choses célestes et la rend digne d’entrer en partage avec Dieu ». Plus loin, le lecteur est confronté à une sorte de prière, comme écho de celle adressée par Léon Morin à Dieu dans le film de Jean-Pierre Melville, même si c’est adressé à Lucilius (à nouveau) : « Fais que je méprise la volupté et la gloire. Tu m’enseigneras ensuite à démêler la confusion, à distinguer l’équivoque, à éclaircir l’obscurité : pour l’heure, enseigne-moi ce qui est nécessaire ». De la sagesse de Sénèque à celle des Pères de l’Eglise, il semble n’y avoir qu’un pas.
A l’envi, les exemples, de la sagesse de Sénèque ou de sa pensée « pré-chrétienne », pourraient être multipliés, et l’on se retrouverait à citer l’ensemble de cette petite anthologie qui traverse l’ensemble de l’œuvre de celui que Tacite célébra. On pourrait même la citer en latin, puisqu’elle est bilingue : les éditions Arfuyen ont eu l’excellente idée de lancer une collection destinée à faire (re)vivre la pensée du passé (avant Sénèque, il y eut Maître Eckhart et Thérèse d’Avila) à la fois dans sa langue d’origine et en français. En ce qui concerne Sénèque, on peut aussi célébrer le choix de traduction, par Louis Gehres, qui reste au plus près du texte latin stylistiquement parlant, permettant au lecteur de dérouiller ses connaissances en version latine. Qu’on en juge par la traduction de la citation qui ouvre cette critique : « Nous devons faire preuve de souplesse ; ne nous attachons pas trop à nos projets ; sachons passer par les chemins où nous conduit le hasard et ne craignons pas de changer dans nos plans ni dans notre attitude ».
Alors, Sénèque, guide spirituel de l’année 2015 ? Oui, et des suivantes aussi, et dommage pour tous les Mathieu Ricard, Eckhart Tolle et autres gourous du bien-être du moment.
Didier Smal
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